Stase et hypostases

ou encore : de l’inexistence (32)

Cela peut paraître du charabia ! Et même pas à la mode ! J’espère que ça n’en est pas. Ou pas seulement. Beaucoup de précaution pour signifier que je ne suis pas satisfait de ces mots pour désigner des concepts qui me paraissent pourtant polaires. Je les utilise, faute de mieux, parce que je me souviens d’avoir lu dans L’anti-oedipe de Deleuze et Guattari une formulation qui m’avait plu : la grande stase inengendrée pour évoquer l’être, l’être qui est et c’est tout. Une stase : quelque chose (qui n’est pas forcément une chose, même pas un ectoplasme ou beaucoup plus) qui est et c’est tout, quelque chose dont on puisse dire qu’on ne peut rien en dire, sinon qu’elle est et c’est tout. Hors du temps. Hors de l’espace. Elle n’est pas là. Ni ailleurs. Elle est. Elle n’est pas de tout temps. Elle est. Et elle est seule, logiquement, à pouvoir être.

Si j’étais chrétien, je dirais que les trois personnes de la Trinité sont des hypostases de la stase. Comme je ne suis ni chrétien ni professionnel de la philosophie, il est probable que je fais subir au terme d’hypostase un gauchissement qui ne me paraît pas aussi mal à propos que ça. Apparemment, Dieu le Père, le Fils et l’Esprit Saint sont des modes d’être de l’Être suprême, ce sont des hypostases qui en dérivent, sans qu’on puisse penser que la Trinité serait formée par quatre personnes. L’important dans l’affaire, c’est la dérivation.

Je fais l’hypothèse qu’il ne s’agit pas d’une dérivation chronologique, il ne s’agit pas d’un engendrement ou d’une création, il s’agit d’une dérivation logique qui s’apparenterait à une déduction. Si je déduis de ce que Socrate est un homme et de ce que les hommes sont mortels que Socrate est mortel, les trois propositions sont exactement simultanées, même si la troisième semble venir après la juxtaposition des deux premières. Et non seulement, elles sont simultanées mais elles ne se trouvent pas à des endroits différents de l’espace. La dérivation logique ou déduction me semble une bonne métaphore de ce qui se passe entre stase et hypostases.

Si l’être est et c’est tout (donc, la Stase), alors il est concevable qu’il soit sur une infinité de modes d’être qui sont tous, sauf un, inconcevables à l’aide de la pensée humaine et de ses langages. Sauf un. Cette exception n’est exception que du point de vue de la pensée humaine et de ses langages. Il me semble que concevoir le seul mode d’être que nous puissions concevoir conduit logiquement (et sans recourir à une quelconque chronologie) à le concevoir comme l’être (la stase) sur le mode de la réflexion : un des possibles de la stase c’est d’être concevable comme se retournant sur elle-même, sans bien entendu sortir d’elle-même, et se réfléchissant sans avoir besoin de miroir ni de quelqu’un ou de quoi que ce soit qui la contemple de l’extérieur. Immédiatement, sans avoir nul besoin de temps ni d’espace, la Stase fait être une hypostase, la réflexion. La réflexion n’est pas différente de l’être, elle est l’être sur le mode de ne l’être pas.

Sur le mode de ne l’être pas : cette expression (empruntée à Sartre) permet de préciser un point de cette argumentation. La logique évoquée au paragraphe précédent ne repose pas sur ou bien…ou bien ou sur ni … ni , c’est une logique du tiers inclus : la réflexion est et n’est pas la stase, elle est la stase sur le mode de ne l’être pas. C’est l’hypostase de la stase. Dans la plénitude immédiate de la stase, la réflexion semble introduire une différence, donc une sorte de moindre être. D’où le préfixe de hypostase. Mais cet affaissement d’être n’apparaît comme tel que parce que les langages humains ne peuvent pas éviter de supposer de l’espace et du temps. Si la réflexion est l’être sur le mode de ne l’être pas, c’est bien qu’elle ne fonctionnerait pas sans l’espace et le temps dont la stase n’a aucun besoin.

Pensée sous l’angle de son caractère d’hypostase (point de vue sans lequel il n’y a pas d’angles, de caractères, de points de vue…), la réflexion se donne immédiatement comme médiate : d’emblée, elle suppose un espace à morceler, à arpenter, à explorer et un temps pour que ces actions puissent se dérouler dans l’espace. Même si elle est bien obligée de poser que cet espace est infini et que ce temps est éternel, elle peut les découper l’un et l’autre en sous-ensembles et sous-ensembles de sous-ensembles, avec des mouvements qui, en prenant leur temps, permettent de passer d’un sous-ensemble à un autre: ce que nous appelons le monde et selon les besoins de notre entendement ou de notre sensibilité, la réalité, l’univers, la nature etc…

Certes, il n’est pas forcément agréable de penser que le réel est une image ou une conséquence  de la réflexion universelle, alors qu’on souhaite et ardemment qu’il soit brut de brut et tout à fait pré-réflexif, qu’il se confonde avec la stase. Rassurons-nous : le monde est bien l’être, même si c’est sur le mode de ne l’être pas, c’est une hypostase d’hypostase. Il n’y a là aucune déperdition : il ne peut y avoir de déperdition dans le non-temps et le non-espace. Il n’y a déperdition que si on se place hypothétiquement du point de vue de la réflexion qui, par définition et du fait de ce qu’elle est sur le mode de ne l’être pas, présuppose en fonctionnant l’espace et le temps. Il n’y a pas de drame dans la stase. Il n’y en a pas non plus quand une hypostase, quelle qu’elle soit, est sur le mode de l’être. La possibilité logique du drame suppose le mode de ne l’être pas.


Le drame, c’est l’action, c’est l’intrigue : des personnages étiquetés se confrontent, parfois s’oublient, parfois se tuent, s’aiment, se déplacent d’un endroit à un autre et y mettent du temps, ne peuvent pas être à la fois ailleurs et ici et s’ils sont ici ne peuvent pas y admettre quelqu’un d’autre ni – puisqu’ils disposent chacun d’un corps – quelque chose autre. Ces personnages semblent ex-ister, se détacher sur le fond du réel brut de brut, agir, connaître.

Ces personnages sont de chair et d’os, ils existent, il agissent, ils connaissent réellement et ils déplacent des choses réelles parmi lesquelles ils vont et viennent et qui, parfois, les déplacent eux-mêmes ou les empêchent de se déplacer. Et ces choses sont choses réelles constituées de façon variable des quatre éléments et parmi ces choses, il y a ces choses que sont les corps de chacun des personnages. Et ça fait du drame, tragique parfois, parfois comique, le plus souvent neutre, banalisé. Le réel quoi! On existe, bon sang de bon soir, même si on s’amuse à croire que non !

Sauf que, sauf que il nous arrive d’éprouver le besoin d’en savoir plus : j’existe, l’humanité existe dans le monde réel qu’elle essaie même de connaître et même de dominer, mais je voudrais bien savoir, et l’humanité aussi, depuis quand ça fonctionne et ce qui se passait avant que ça fonctionne. On peut même croire aujourd’hui (oui, aujourd’hui) qu’on est tout près du but (enfin, pas du but mais du début) puisqu’il paraît qu’on sait même mesurer la distance qui sépare du moment initial le moment à partir duquel la science a à dire quelque chose! Même si ce quelque chose est plutôt hypothétique, ce serait le moment t1 qui serait séparé du moment t0 par une petite seconde divisée elle-même, la pauvre, par 10 élevé à la puissance 43. Vous voyez! on n’est pas très loin d’y arriver. C’en est même au point qu’on peut penser que le point de départ n’est qu’un point, au croisement de deux lignes imaginaires !

C’en est peut-être même au point qu’il est assez légitime de se demander si ce temps linéaire qui se réduit à un instant de plus en plus instantané et l’espace de ce point t0 qui est de moins en moins physique et de plus en plus mathématique, ne seraient pas dénués de toute réalité, au sens courant du terme. Et si le temps ne s’écoulait pas ? et si l’espace ne s’étendait pas ? Et s’il n’y avait jamais eu d’origine !

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Tout de nous, tout en nous refuse cette hypothèse ! Du moins, tant que l’hypothèse n’aura pas clairement établi ce qui rapproche et ce qui différencie l’inexistence et l’existence. Pas plus que l’inexistence n’est ce que nos langages et leurs pensées nomment la mort, l’existence n’est la vie. L’inexistence, ce n’est pas seulement l’impossibilité logique que quoi que ce soit se détache sur fond d’être, c’est aussi (aperçue, mais logiquement, par la réflexion) une insistance qui pose sans relâche que la logique de l’être (quand il est sur le mode de la réflexion) exige qu’il s’apparaisse comme se dédoublant en arrière-plan et premier plan. Et si la réflexion fait retour sur son insistance (sans se déplacer, bien sûr ! et c’est d’ailleurs pourquoi ce retour est permanent), elle pose que le détachement du premier-plan sur l’arrière-plan est consubstantiel à l’être sur le mode de la réflexion. Dans le même mouvement (immobile), l’insistance signale l’impossibilité essentielle de l’existence et son urgence essentielle.

Et c’est pourquoi j’existe! Et c’est pourquoi j’existe, mais de travers. Et ce guingois là n’a rien à voir (au moins, directement) avec les incertitudes de mon âme ni avec les incohérences de mon corps. J’existe, mais de travers, comme existent mais de travers l’autre (les autres) et toute chose vivante ou inerte, réelle ou imaginaire, toute chose possible.

On peut, si l’on veut, disqualifier ce guingois en le nommant « néant » et en lui associant tout un tas de maléfices comme le doute, l’insatisfaction, la peur ou l’espoir de la mort, la nausée, les spleens, les saloperies de la vie… On peut y percevoir l’origine de la mélancolie et de la déréliction. On peut aussi le réhabiliter en l’identifiant à notre finitude et remarquer, alors, la force de cette présence de travers, s’en exalter, y exulter, percevoir à quel point (à quels points !) notre incomplétude est riche de ses manques. Mais, attention ! ce n’est pas le raisonnement argumenté qui conduit à éprouver l’importance de cette richesse.

Cette preuve (parfois, sans doute, une épreuve) n’est pas apportée par la réflexion. Certes, on ne peut pas la dire pré-réflexive, puisqu’elle surgit dans le même instant que le temps et l’espace, mais si la réflexion la met en évidence, c’est toujours a posteriori, c’est-à-dire en la manquant. En en manquant le surgissement, l’immédiateté, l’évidence. Notre inexistence est une existance : le désir insistant de se percevoir existant. De se percevoir surgissant. De percevoir surgissant le monde neuf de l’instant, ici & maintenant, dans le même élan que notre singularité. Jaillissante splendeur mais qui peut s’imposer à travers le manque et la faille. D’un seul coup, tout est donné. D’un seul coup, tout est perdu. Le monolithe est ébréché et ici & maintenant, par la brèche, écharde vive, nous le livre intact. J’ai envie d’appeler l’être, la stase, de le nommer ici & maintenant.dessin1

extrait d’un poème de Colette Gibelin

Et c’est sans doute pourquoi je suis fasciné par l’écriture poétique, par le poème s’écrivant. S’écrivant à chaque lecture ou re-lecture. Pressentons que les graphes du poème ne sont pas des mots ordinaires, même quand ils sont des mots ordinaires. Dans sa dé-grammaticalisation (ben, oui!) le graphe poétique parvient parfois (mais pas exceptionnellement) à sembler s’identifier à l’instant où ici & maintenant surgit comme en nous, et nous défait soudain, comme si l’hypostase retrouvait enfin sa stase. Il se passe là quelque chose comme un drame mais qui n’est un drame que dans la mesure où ici & maintenant s’enregistre en faisant naître immédiatement l’espace, le temps, la réflexion, une singularité individuelle, d’autres aussi, soit : les conditions de possibilité du drame. L’intensité, c’est ça, je crois : l’instant du jaillir neuf.

On lit ce poème de Colette Gibelin, on c’est moi, on c’est la réflexion mais sur le mode d’être moi, on c’est moi mais sur le mode de ne l’être pas, et soudain, la voix (la mi-voix) fait être, ouvre un aperçu sur cet ailleurs dont Yves Bonnefoy dit qu’il est pour être manqué, arrière-pays de la plus pure présence. Manque merveilleux qui brise la voix, la dépouille de toute emphase même quand elle pose inhabituellement l’accent, la voile, lui confère le caractère sacré d’une épiphanie et la dénonce un peu. Cette voix (qui m’est inhabituelle mais par laquelle, je me reconnais, d’évidence) ne sera pas jugée forcément appropriée au poème par ceux qui l’entendront, ni même par celui qu’elle habite momentanément, mais son porte-à-faux sonne juste en moi : le ton d’une cloche fêlée à la fin de l’automne parcourt sans durée un paysage jamais entrevu (même par l’auteure du poème!) comme semble-t-il le faisait l’angélus, durant les siècles ruraux, à travers les ondulations du finage; quand chacun, soudain, recueillait, mains jointes ou pas, tête haute ou baissée, son monde qui se levait, reconnaissable et neuf. La poésie pourrait être dite la voix de l’être en chacun de nous, ou plutôt son écho, ou plutôt ses ultimes vibrations, mais l’être ne parle pas.

L’être ne parle pas et à qui parlerait-elle, la grande stase inengendrée qui n’est pas une personne ni même une chose, mais qui, se repliant sur elle-même (Yves Bonnefoy a trouvé « l’infini noué sur soi »), fait être des hypostases infiniment nombreuses, à l’apparente déperdition d’être ? C’est sans doute – j’en fais au moins l’hypothèse – à partir de cette déperdition apparente que s’introduisent le temps et l’espace, et le monde, et cet écho de rien, et ces singularités personnelles, toi, moi, nous, que cet écho d’écho engendre, engendre et anéantit, par fulgurations dramatiques. Cette voix, oui, elle est sur le mode de n’y être pas, à la manière dont on nous dit que jadis les vibrations du clocher, caressant les surfaces du monde y faisaient naître et s’ébrouer des profondeurs insoupçonnées et reconnues. Et les ondulations des angélus pourraient être aussi bien crécelles de moulins à prières, cornes de brume, rappel de la chahada par le muezzin, guimbardes et tant d’autres chants que le poème rameute au plus intime de chacun de nous. L’être ne parle pas, mais nous l’écoutons, par instants.


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