la Présence, malgré tout

Un ami vient de mourir. Un ami de relativement fraîche date si je regarde l’agenda. Nous avions longtemps vécu sans nous connaître, quand nous nous sommes rencontrés, lui et une partie de son entourage intime, moi et une partie du mien. Pas assez pour nous connaître vraiment, si tant est que cela soit possible. Mais assez pour que j’aie ressenti d’emblée, et pour que cette emblée se renouvelle souvent, peut-être à chaque fois, une présence. J’ai envie de taper : une Présence, pour tenter de signifier le caractère immédiat, absolu, définitif du saisissement. Immédiat, absolu, définitif, donc en dehors du temps (c’est de l’ordre de l’instant) et indépendant complètement de l’endroit où éventuellement nous nous rencontrions.

Il y eut ainsi des moments où j’avais la certitude que nous nous étions toujours connus, mais toujours connus tels que nous étions, tels que nous sommes, lui, aux approches des soixante-dix ans, moi, avec quelques années de plus. Bien sûr, nous n’en n’avons jamais parlé ensemble et ma conviction qu’il pensait la même chose ne repose sur rien d’autre que sur l’aspect immédiat, absolu, définitif du saisissement.

Ce que je viens d’écrire n’est pas inexact, mais il a fallu qu’il meure ou plutôt que je sois frappé par l’annonce de sa mort pour que j’éprouve en moi comme une exigence incontournable la certitude qu’il en était ainsi, qu’il en avait toujours été ainsi.

Dans les heures qui ont suivi l’annonce de cette mort, un site internet familial a montré une photo de Malik que je reproduis ci-contre et qui m’a tout de suite touché : c’est lui, c’est vraiment lui et c’était lui avant même qu’il arrive à l’instant de la photo. Et après aussi. D’autres l’ont beaucoup plus et beaucoup mieux connu que moi, mais on ne m’ôtera pas de l’idée (de l’idée!) que tous les aspects que j’ignore et que j’ignorerai toujours ont précipité dans cette image.


malik

Regardons-le.

Malik devant le monde. Il est furax, Malik. Et le monde se fait tout petit.

Ben, oui, comment éviter dans un premier temps de se faire tout petit si Malik vous fixe comme ça, droit dans les yeux. Les humains disent comme ça , droit dans les yeux, parce qu’ils croient que le monde a des yeux ! Et le monde, les yeux il n’en a pas et le monde hausse les épaules. Il n’a pas d’épaules non plus, le monde.

Mais il se fait tout petit le monde devant les broussailles et les pailles de Malik. Voilà qu’il en penserait presque, le monde, que Malik est un grand bonhomme et que, s’il est furax comme on dirait qu’il l’est, c’est qu’il a de bonnes raisons de l’être. Et le monde se dit qu’il vaut mieux, oui, se faire tout petit. Et il se ratatine, le monde.

C’est pas si facile de se ratatiner comme ça quand on est le monde et qu’on sait bien qu’on est en expansion.

On dit ça. On dit ça… Mais on sait bien que si on dit ça c’est pour ne pas penser aux raisons du regard de Malik. Et le monde les connaît très bien les raisons du regard de Malik et Malik sait très bien que le monde les connaît, les raisons du regard de Malik. C’en est un peu gênant, à la fin.

Le monde rêve d’avoir des yeux pour pouvoir les détourner du regard de Malik. Mais ça, c’est une autre paire de manches. Et les manches sont dépareillées.

Et le grand bonhomme, en face de vous, il a lui aussi, tout à coup, avec son air dépenaillé, dégingandé, oui, dépareillé, fagoté comme l’as de pique, un imperceptible guingois dans son air furax. Et qu’est-ce que le monde voudrait qu’il dise, le guingois dans le regard de Malik ?

Le monde voudrait bien qu’il dise quelque chose comme allons, allons, bien sûr, il y a des frontières, bien sûr, il y a des sans-papiers, bien sûr, et il y a des avec-papiers qui disent on n’est plus chez nous, pousse-toi de là que je m’y mette, bien sûr, il pleut toujours où c’est déjà mouillé, bien sûr, bien sûr.
De quoi rester furax jusqu’au bout, mais.

De quoi se faire tout petit, même si on est en expansion, mais.
De quoi garder les cheveux et la barbe en bataille, mais.

Mais le guingois dans le regard de Malik, il dit aussi,
en tout cas on vaudrait tant qu’il dise qu’il le dit certainement,
que le monde n ‘est pas si mal fichu que ça,

que s’il est mal fichu, le monde, il est merveilleusement mal fichu et qu’avec ses foutaises foutraques, il laisse entrevoir, entrevoir seulement, mais entrevoir quand même, la descente de Joux vers le col du Plô de la Rouvière, la relevaille du Mas d’Eyrou au dessus de la Davalade, la pluie des Laurentides sur la cour de l’école et les points de suspension,

tant de points de suspension que le monde se redresse et reprend ses couleurs,
celles de cette écharpe rouge que plus élimé que moi tu meurs, jetée à la va-comme-je te jette sur la chemise de bûcheron du Québec dont les gris et les bleus viennent chanter avec ce grenat.

Il finirait par s’en croire le monde,
mais il n’osera pas, faut pas exagérer : Malik reste furax.

un peu…

2 réponses à “présence”
  1. lookingformartin dit :

    Une fois, seulement une fois, j’ai parlé avec Malik. Quelques mots échangés. Je me suis présentée comme une amie de l’auteur de ce si joli texte. Un rayon de soleil dans ma journée, cette impression, et il en suffit d’une pour qu’elle n’aie pas été vaine, d’avoir rencontré quelqu’un de vrai. Alors, si Malik reste furax, je pense qu’il aura été heureux d’avoir rencontré les autres.

  2. admin dit :

    Merci lfm pour ce commentaire, comme pour le précédent, et je m’en veux d’être resté quelques jours sans passer par ce blog. Ce qui ne m’a pas empêché de relire avec émotion les dernières livraisons de durée du film:2 heures 24.dans lfm Je savais que tu as croisé Malik et ça me fait plaisir que tu le confirmes …

  3.  
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