Vassili Grossman :

Vie et Destin


Je ne connais pas le russe et la traduction française de ce roman me semble avoir de la tenue, mais je proposerais d’écrire son titre : « Vie(s) et destin ». Car l’intuition centrale qui souffle à l’écriture ses péripéties et son rythme, l’élan qui la soutient, repose bien sur l’insistance d’une opposition comme charnelle entre d’une part des vies – et elles sont nombreuses, pléthoriques, et sur un millier de pages – et un rouleau compresseur : unique sous sa double forme, hitlérienne et stalinienne.

Les renseignements, faciles à trouver sur la Toile, permettent d’aborder Vassili Grossman et son roman sans trop de mystère au premier abord. L’auteur (1905-1964) est mort d’un cancer quelques mois après avoir terminé Vie et Destin et il était connu à ce moment à la fois comme un écrivain soviétique respecté par les autorités staliniennes et post-staliniennes et comme un journaliste audacieux, correspondant de guerre de « L’étoile rouge » (journal, officiel bien sûr, de l’Armée Rouge), le premier à pénétrer avec les troupes russes dans Berlin en mai 1945.

Vie et Destin apparaissait comme la suite d’un autre roman (Pour une Juste Cause) qu’il n’est pas indispensable d’avoir lu avant d’aborder Vie et Destin. Toutefois, je crois qu’il est intéressant de savoir que Pour une Juste Cause n’avait été publié par les éditions soviétiques officielles, et quelques mois avant la mort de Staline (1954), qu’avec un texte censuré sévèrement.

Vie et Destin est centré sur les derniers mois de la bataille de Stalingrad et commence au moment où celle-ci semble ne pas pouvoir se terminer autrement que par la défaite de l’Armée Rouge face aux troupes allemandes et roumaines du général von Paulus. Ne subsistent alors, sur les bords de la Volga, dans l’agglomération dévastée, que des îlots de résistance sur lesquels le haut-commandement soviétique s’efforce, en vain, de maintenir un semblant de contrôle. Une grande partie de Vie et Destin est d’ailleurs consacrée à ce qui se passe dans deux de ces poches : l’immeuble n°6 et la centrale hydro-électrique.

Usine

En dehors de ces deux lieux où le désordre des décombres, des corps et des esprits est réorienté, comme ordonné, par le seul entêtement à refuser tout recul face à ceux d’en face, la première partie du roman insiste sur les caractères calamiteux de la préparation d’une contre-attaque soviétique. L’ouest soviétique (notamment l’Ukraine) étant complètement contrôlé par les nazis, des forces sont surtout rassemblées à l’est, notamment dans les steppes de la Turkménie et du Kazakhstan, mais ce sont des concentrations erratiques où se mélangent un inconfort inhabituel par rapport aux bureaux de Moscou et aux datchas de la Nomenklatura, une bureaucratie tatillonne et protocolaire, des généraux et colonels surtout soucieux de leur voiture, de leurs alcools, de leurs maîtresses, de leur promotion personnelle, de ne déplaire ni à Staline, ni à Béria. Tous savent ou croient savoir qu’ils sont là pour contre-attaquer mais on le leur répète depuis si longtemps qu’ils n’y croient plus guère. On y joue à la guerre. En attendant on vit. On attend le destin. Dans Stalingrad, on meurt.

On se réfère souvent à Staline, mais comme mécaniquement. On y croit sans y croire. On devine – mais personne n’en parle – qu’il n’a pas de plan, qu’il n’y a pas de plan, ou alors plusieurs et que pendant ce temps, il faut vivre sa vie, sa survie plutôt, sans destin. Le destin, c’est la défaite russe, c’est la victoire allemande. Et même quand le sort de la bataille de Stalingrad s’inverse, à partir de novembre 1942, personne ne comprend pourquoi.

Le roman excelle à nous présenter à la fois le « plan » attribué à Staline (faire de Stalingrad un abcès de fixation qui clouerait le meilleur de l’armée nazie dans un espace réduit qu’il serait ensuite possible d’encercler à l’aide des inépuisables ressources humaines de l’URSS) et les tâtonnements, erreurs, contradictions de la chaîne de commandement soviétique qui vont finalement assurer la réussite de ce plan. Ce ne sont pas le génie de Staline, la discipline de ses généraux, l’héroïsme des défenseurs de Stalingrad, ni même l’hiver russe, qui ont vaincu von Paulus et finalement Hitler, mais une accumulation non planifiée de menues fautes, d’amours possibles ou impossibles, de coups de gueule sans lendemain ou sans but sinon de libérer des colères individuelles souvent momentanées, de hasards quoi!

forêt de cheminées

Qu’on songe à la percée des lignes nazies par les blindés soviétiques, illustrée par l’histoire d’un colonel, commandant d’une de ces compagnies de chars et qui ne cesse de prendre des décisions intelligentes et efficaces quand il refuse de prendre en compte les ordres qu’il reçoit : retardant de quelques minutes le démarrage d’une action, de manière à mieux comprendre comment réduire les pertes, refusant d’avancer plus vite au risque d’isoler sa percée, se chamaillant avec le commissaire politique que le parti lui impose et qui d’ailleurs devient un véritable ami, tout en s’attendrissant au souvenir de ses amours et en cherchant comment joindre sa femme, occupée à ce moment à survivre tant mal que bien à Moscou et à prendre contact avec son premier mari enfermé dans la prison terrible de la Loubianka. Ce sont ces incohérences de la vie qui ont gagné la bataille de Stalingrad.

char nazi

Je ne sais pas si le qualificatif de tolstoien, souvent attribué à ce roman par référence à Guerre et Paix, convient pour Vie et Destin, mais je suis frappé par la force de Vassili Grossman pour proposer de ce moment historique une lecture qui, à la fois confirme bien des aspects de ce que l’historiographie contemporaine considère comme des acquis de la connaissance, et infléchit cette vision dans une direction qui devrait obliger l’historiographie à s’interroger sur certaines de ses constructions.

En bref (mais en plus de 1000 pages !), le romancier transforme par multiples petites touches ce tournant de la deuxième guerre mondiale, elle-même considérée comme un tournant majeure de l’humanité, en agitation brownienne d’atomes individuels incertains qui ne savent plus où ils en sont et s’aperçoivent (ou refusent de s’apercevoir, mais sans vouloir gérer leur refus) qu’ils ne l’ont jamais su.

Lisant ce roman, on a l’impression (qui finit par paraître bizarre puis touchante) que chaque personnage évoqué est en plein au coeur de la bataille de Stalingrad, ne vivant et ne mourant que par elle, même quand sa situation l’en tient éloigné, mais qu’être en plein dans la bataille, c’est se tenir dans sa marge, à la limite, là où le rôle de la bataille, le rôle du Destin, s’efface devant la vie, devant le sentiment que chaque individu perçoit de sa vie. Et il ne s’agit pas de la Vie :  toute vie est une vie minuscule, qui ne sait pas (même si elle croit avoir besoin de savoir) d’où elle vient, où elle va, comment elle s’enracine, si elle s’enracine, dans les autres vies.

Je suis frappé par l’intelligence sensible de l’auteur et de son écriture quand il fait intervenir dans le roman des riens, des moins que riens, ici un frémissement de l’esprit, là une lézarde, ailleurs un hiatus, ou encore une allégresse paradoxale, ce qui apparaît toujours comme un détail mais non comme un détail révélateur (avec effet de réel garanti), plutôt comme une sape. L’Histoire (le Destin, donc) est minée (« bien travaillé, vieille taupe! ») par le grignotage de chacune de ces vies minuscules qu’elle écrase. Et, à la manière d’une taupe déposant à la surface ses monticules dérisoires qui dessinent par les travers du jardin ordonné un paysage autre – tellement autre que ses coordonnées nous échappent d’abord – la sape de cette écriture laisse percevoir l’appel à une autre Histoire – tellement autre qu’elle n’a pas à être définie, qu’elle est pour être seulement appelée. Ou entrevue dans un flash.

Je place ici un fichier .pdf avec un extrait du style de Grossman

Attention ! cet extrait n’est caractéristique du roman que par le goût de Vassili Grossman pour l’analyse minutieuse des mouvements infimes de l’esprit. on pourrait y oublier qu’il s’agit bien de Stalingrad.

Vie et destin , roman fleuve, roman russe, roman soviétique, roman dissident, ne fut jamais publié du vivant de son auteur, même pendant la période de relatif dégel conduite par Khroutchev. S’il peut sembler renvoyer dos à dos stalinisme et nazisme (il le fait d’ailleurs explicitement) et s’il évoque à peine les démocraties occidentales, il rejoint plus ou moins Soljenytsine en soulignant avec insistance que l’héroïsme est le nom du destin quand il écrase une vie.

Bien au delà de Stalingrad et même de la Seconde Guerre Mondiale, c’est le Destin qui est en cause ici. Quels que soient les masques dont on l’affuble (Histoire, Race, Peuple, Classe, Providence, Liberté, Droit, Nation, Génie, Fatalité …), le Destin est un vide majuscule plaqué sur des vies qui ne peuvent vivre que minuscules, même et surtout quand les propagandes et les publicités parviennent à les convaincre qu’elles ont un Destin qui les sublime. Alors elles meurent. Elles meurent et tuent.

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