Ontologie ou Théologie ?

ou encore : de l’inexistence (34)

Au sujet des Cappadociens du Quatrième siècle.

Les éditions du Cerf viennent de publier, dans le cadre de la collection « Sources Chrétiennes », deux volumes consacrés à Amphiloque, évêque d’Iconium à la fin du quatrième siècle. Comme pour les autres ouvrages publiés dans le cadre de cette collection, il s’agit d’établir, autant que faire se peut, l’authenticité de textes souvent très fragmentaires et parfois attribués de façon contestable à tel ou tel auteur. Travail pointilleux et souvent indigeste pour le lecteur, surtout quand il se sent doublement profane.

Toutefois, en ce qui concerne Amphiloque d’Iconium et surtout le commentaire qui en est donné par Michel Bonnet, il est facile de surmonter la première impression, surtout si on est sensible à la distanciation dont les harmoniques font souvent vibrer l’écriture du commentateur, et surtout quand on s’interroge – comme c’est le cas ici, dans ce blog – sur le fond de la question qui me paraît beaucoup plus philosophique (voire, ontologique) que théologique.

Michel B

Je ne me perdrai pas dans les arcanes de l’authenticité ou de l’authentification des textes publiés, j’en suis bien incapable et, à vrai dire, j’ai tendance à prendre plus en considération le texte publié que son éventuel auteur. En ce sens, tout texte est authentique et le pseudo-Amphiloque est une modalité d’Amphiloque. Ou peut-être, l’inverse…

Je n’irai même pas jusqu’à essayer de suivre les imbroglios politiques, policiers, militaires, culturels, sociaux si caractéristiques du Bas-Empire, si complexes à démêler que l’histoire a tendance à les réduire à des affrontements religieux, eux-mêmes réduits à une opposition frontale entre les tenants de la Trinité et l’Arianisme. Il faut dire que les empereurs romains du quatrième siècle, de Constantin à Valens, ont eux-mêmes (et très logiquement, d’un certain point de vue) contribué à cette fausse simplification.

L'empire romain au quatrième siècle

La Cappadoce du quatrième siècle est une province orientale de l’Empire Romain où les débats consécutifs au Concile de Nicée (325) ont laissé d’assez nombreuses traces quand il s’est agi d’apprécier la motion de synthèse anti-arianiste qui y avait été mise au point. C’est le « symbole des apôtres » qui correspond encore aujourd’hui au Credo de l’église catholique.

Je crois en Dieu, le Père tout-puissant, Créateur du ciel et de la terre.
Et en Jésus Christ, son Fils unique, notre Seigneur ; qui a été conçu du Saint Esprit, est né de la Vierge Marie,
a souffert sous Ponce Pilate, a été crucifié, est mort et a été enseveli, est descendu aux enfers ; le troisième jour est ressuscité des morts,
est monté aux cieux, est assis à la droite de Dieu le Père tout-puissant, d’où il viendra juger les vivants et les morts.
Je crois en l’Esprit Saint, à la sainte Église catholique, à la communion des saints, à la rémission des péchés, à la résurrection de la chair, à la vie éternelle. Amen

Tout y est ! L’avantage des accumulations juxtaposées c’est qu’elles permettent de remplacer la réflexion dangereuse (qui essaierait de coordonner tout ça) par une sorte de récitation répétitive, de l’ordre de la litanie, susceptible de substituer le balancement du corps aux hésitations de l’esprit. Vraiment, une profession de foi. L’inconvénient c’est qu’elles postulent ( et ceci est valable autant pour les anti trinitaires que pour les trinitaires) un point de départ qui n’est jamais mis en question.

L'empereur Constantin et les Nicéens

Ce point de départ, c’est un coup de force sémantique, c’est Dieu. D’un coup d’un seul, la foi religieuse pose que l’être est une personne : on donne une figure et un nom à l’être. Mais qui pourrait se placer en face de l’être pour lui donner une figure et un nom? « en face de l’être » n’a pas de sens puisque l’être est tout. L’être n’a ni espace ni temps ; il ne se définit par aucune géographie, par aucune physique, par aucune histoire. L’être est et c’est tout.

Reste que (mais comment peut-il y avoir un reste?) nous savons, avant tout cogito, nous qui sommes dans le temps et l’espace, que nous ex_istons, que nous nommons, que nous construisons un impossible autre être en face de l’être. La possibilité (voire, l’exigence) du coup de force est là. L’autre être est forcément l’être (puisque l’être est le tout) mais il l’est d’une certaine façon.

Il l’est sur le mode de la métaphore : l’être est (pensons-nous) comme s’il était un monde que nous pourrions penser, un englobant absolu que nous pourrions partiellement et petit à petit connaître, voire transformer, comme s’il était le réel donné brut à notre expérience et sagacité, comme s’il était soumis (quoique infini) aux coordonnées spatiales et aussi (quoique éternel) aux coordonnées temporelles. Comme cet autre être nous englobe, nous aussi, corps et âmes, la métaphore le suppose doté, lui aussi et comme à notre image, d’un corps – et c’est l’univers brut – et d’une âme – et c’est la révélation progressive, difficultueuse, toujours incomplète, de ce que nous supposons son évolution.

La métaphore se veut logiquement métamorphose. Et nous voilà, ignorant que c’est seulement métaphore, convaincus que nous avons devant nous l’être métamorphosé. Et certains d’entre nous, depuis les siècles des siècles, le nomment, cet être autre, Dieu. Mais le nommant ainsi, ils greffent sur la métaphore principale une métaphore adjacente qui se confond avec la première : Dieu est comme un homme, comme un homme divin, c’est-à-dire comme un homme qui vivrait éternellement dans un oxymore infini.

Homme divin, Dieu est à la fois, simultanément, dans l’instant et dans l’éternité, assimilable à un point intense et à l’infini, corps universel englobant l’inanimé et le vivant et âme universelle, une et multiple, nulle part et partout, ici et ailleurs, tonitruant et délicat, absent et présent, féminin par sa tendresse et son accueil et masculin par son index phallique, créateur et créé et incréé… Il n’est de théologie que positive, puisque vous pouvez affirmer de Dieu qu’il a toutes les qualités que vous voudrez, y compris les plus antagonistes. Oxymore métaphorique ou métaphore oxymoronesque, Dieu est un méta concept que l’on peut faire travailler dans tous les sens. L’être est et c’est tout ; Dieu, métaphore de l’être, est et ce n’est pas tout.

Les religions, et plus spécifiquement les religions chrétiennes, semblent être engendrées et ré-engendrées en permanence par cet improbable supplément. Le coup de force sémantique ne consiste pas seulement à appeler Dieu l’être qui est et c’est tout. Il s’accompagne, dans le moment même de son accomplissement, d’un recours absolument inévitable à l’espace et au temps. L’être métaphorisé – Dieu – est comme s’il était éternel et omniprésent et seul présent, c’est-à-dire sans espace ni lieu, ni mouvement, mais puisqu’il est nommable, il doit être situable  et les religions chrétiennes le situent dans l’espace infini (il est cet espace) alors réduit à un point de folle intensité, et dans le temps éternel (il est l’éternité) alors réduit à un instant d’intensité folle. Et, à partir de cet ici & maintenant, la Genèse est possible et nécessaire. La Genèse ou une genèse.on peut aller ici

Un discours unique se déroule alors. Ce discours n’est un discours que de son point de vue. En fait – si on pouvait penser à des faits avérés ou avérables – ce n’est pas un discours et il ne se déroule pas. L’être est ce discours, comme un de ses modes en nombre infini. Ce discours c’est l’être sur le mode de la réflexion. Ce n’est un discours que de son point de vue.

Les discussions des Cappadociens avec ceux qu’ils soupçonnent d’hérésie semblent avoir porté (même si ça n’apparaît pas clairement dans les homélies d’Amphiloque d’Iconium) sur deux ou trois mots qui ne sont pas seulement des mots. Des concepts. Notamment sur ousia (je ne connais pas le grec et je transcris donc en caractères latins) traduit en latin par substantia, ou sur ce que l’on traduit en français par hypostase. Ces deux vocables ont en commun, il me semble, leurs préfixes où se lit la trace du coup de force sémantique. Car enfin qu’est-ce que la stase pour les hypostases? qu’est-ce que la stance qui est « sous » la substance ?

En bonne logique, avant de s’interroger sur l’individuation de chacune des hypostases (le Père, le Fils, l’Esprit Saint) ou sur leur rapport (d’identité, de similitude…) avec la substance divine, il faudrait peut-être penser ou essayer de penser la stase, la stance. Le coup de force consiste, je crois (je crois, je ne sais pas, mais j’y crois tellement que j’ai souvent l’impression de le savoir !), à se débarrasser de l’être en tant qu’être, à remplacer ousia par parousia, le préfixe fonctionnant comme moteur de la métaphore qui en découle.

Ce coup de force une fois posé – et non thématisé – il va falloir s’occuper  de la parousie ou des parousies de l’ousie ! Et dans les religions (sans doute, peut-on dire dans la religion en général), toute réflexion présuppose que parousie vaut pour ousie. La métaphore peut alors fonctionner : à la place de l’être qui est et c’est tout, on pose l’être qui est et ce n’est pas tout ; à la place de la stase inengendrée, on place la stase engendrante et les hypostases qu’elle engendre ; à la place de l’être, on place Dieu.

abstract

Ensuite, on file la métaphore !

On dit par exemple que l’être étant sur une infinité de modes à la fois et que parmi ces modes, le seul que nous puissions envisager étant le mode de la réflexion sur lui même, Dieu c’est l’être sur le mode de la réflexion. L’être sur le mode de la réflexion semble se dédoubler : Dieu crée le monde à son image ; d’un côté le créateur, de l’autre, encore le créateur mais sous la forme du monde. D’un côté, en dehors du temps et en dehors de l’espace, l’être métaphorisé en Dieu, de l’autre Dieu métaphorisé en monde spatio-temporel.

symbole d'Athanase

Filer la métaphore en Cappadoce et au quatrième siècle, quand on a été nommé évêque d’Iconium, un peu à son corps (voire à son âme) défendant, c’est apparemment expliquer à ses ouailles la signification du symbole de Nicée, en restant le plus simple possible pour se faire comprendre des fidèles les plus frustres, tout en veillant à ne pas donner prises aux éventuelles critiques de ses pairs, beaucoup plus experts que les fidèles en matière théologique. Amphiloque va donc préparer soigneusement ses sermons et ses homélies de manière qu’ils soient accessibles au moins aux premiers rangs de l’assemblée tout en respectant le contrôle sourcilleux des autres Cappadociens : Basile de Césarée, Grégoire de Nysse, Grégoire de Nazianze.

Il prend la métaphore en marche. L’être qui est et c’est tout s’est dédoublé : Dieu a créé le monde à partir de rien. On va donc le considérer comme créateur et incréé. Dans la métaphore, cela va de soi. Un petit problème toutefois : quel statut affecter à la création par rapport au créateur ? La création ne peut être considérée comme extérieure au créateur, sinon celui-ci perdrait son caractère infini : Dieu est donc le monde, à la fois son alpha et son oméga et l’élan qui va de l’alpha à l’oméga. Attention, Dieu n’est pas dans le monde, puisqu’il est notamment incirconscriptible ! Ou alors, s’il est dans le monde, lui, l’incirconscriptible, c’est qu’il a décidé d’y être et forcément sous la forme d’un être qui serait à la fois circonscriptible et divin. Mais s’il a décidé d’y être, lui qui a inventé le temps en même temps qu’il crée le monde, c’est de toute éternité. De tout temps, c’est-à-dire sans tenir compte du temps, Dieu a donc décidé de créer le monde, sans sortir de lui-même mais de s’y manifester sous la forme d’un être divin (de même nature que Dieu, ce qui n’est pas étonnant puisque Dieu est cet être) qui se soumettrait par nature au temps et à l’espace. Une sorte de fils par rapport à Dieu le père.

Allons bon ! voilà qu’on a déjà trois être divins : Dieu, Dieu le Père et Dieu le Fils. Non, vous n’y êtes pas ! Dieu est à la fois Dieu le Père et Dieu le Fils, mais pas tout à fait de la même manière. Dieu est Dieu le Père dans la logique divine de la création du monde : il est le créateur. Dieu est Dieu le fils dans la même logique : il est dans la création la preuve (éventuellement la preuve vivante) que la création est divine. Dieu le Père et Dieu le fils ne sont donc pas deux dieux, mais un seul, mais le même avec deux modalités. Contre Arius et les hérétiques qui le suivent, Amphiloque (comme les autres Cappadociens) pose que le Fils est une modalité de Dieu, au même titre que le Père : ils sont de même substance, de même ousia et seule la métaphore les différencie.

Car cela se complique. Ou se simplifie, c’est selon. Persévérant dans son être de métaphore, la métaphore construit en effet un récit centré sur le Fils. Normal puisque le Fils, c’est Dieu avec le monde, avec notre monde. Que va-t-il faire dans cette galère ?

Pour les péripéties de sa présence au monde, le récit métaphorique est à l’aise : antécédents familiaux, naissance, enfance (adolescence, un peu moins, mais c’est normal, cet âge ne sera découvert que tardivement), action politique et sociale, arrestation, procès, condamnation, exécution, agonie, décès, ensevelissement… tout est prévu, jusques et y compris la résurrection après passage aux enfers. Voilà notre Dieu bel et bien transformé en homme. Vous voyez bien, disent les Ariens aux tenants de Nicée ! Le Fils ne partage pas la substance du Père.

Comme les autres Cappadociens, Amphiloque d’Iconium s’attelle alors à la tâche. Non seulement, ils doivent redresser la métaphore en rappelant la nature divine du Fils, mais ils doivent aussi intégrer au récit l’Esprit saint, un peu oublié jusqu’alors. Pour le Fils, le raisonnement est relativement simple : Jésus-Christ est Dieu, mais il est de sa nature divine de créer dans une personne nommée Jésus une seconde nature, tout à fait humaine, celle-ci. Et voilà notre Jésus affecté de deux natures, évidemment sans commune mesure.

En tant qu’homme, Jésus reprend à son compte sans problème toutes les péripéties du récit : il a été engendré par Marie, rejeton d’une longue lignée humaine, il a souffert sous Ponce-Pilate, il a eu peur, il a eu froid, il a eu faim, il s’est découragé, il a supplié le Père d’éloigner de lui le calice, si cela est possible , il s’est senti abandonné. En tant qu’homme, il a été obligé de respecter les coordonnées mondaines de l’espace et du temps. Et 2011 ans après, on s’aperçoit qu’on s’est peut-être trompé sur la date exacte de sa naissance !

Amphiloque entame alors un dialogue de sourds avec les Ariens : ils sont d’accord sur la nature humaine de Jésus mais plus les Ariens y voient la preuve que Jésus n’est pas Dieu et plus les Cappadociens y voient la preuve que la nature divine de Jésus resplendit dans les faiblesses de sa nature humaine. Oui, Jésus est un homme mais par décision de sa nature divine.

Dans certaines homélies présentées par Michel Bonnet, Amphiloque n’hésite même pas à soutenir que Dieu le Fils a créé la nature humaine de Jésus en s’en servant comme appât pour tromper le Démon : Satan n’eût jamais osé s’attaquer à Dieu le Fils, il se serait caché et avec lui tous les méfaits commis avant l’incarnation et avec lui tous ces malheureux morts sans baptême et donc incapables de ressusciter.

Mais Dieu le Fils a voulu débusquer le Démon, l’appâter en mettant l’hameçon au coeur du ver : le ver, c’est la nature humaine de Jésus, l’hameçon c’est sa nature divine. Trompé par les faiblesses de Jésus, le Démon l’a pris pour un simple mortel, s’est précipité sur lui, l’a englouti, avalant du même coup l’hameçon ! Et la nature divine de Jésus a explosé Satan, qui en a vomi tout ce qu’il avait avalé avant, y compris les morts des enfers qui ont été sauvés…

Aujourd’hui, la comparaison peut paraître assez malencontreuse, mais n’oublions pas qu’aux premiers siècles du christianisme, l’allusion à la pêche revêtait une valeur symbolique très polysémique. Amphiloque s’est-il rendu compte que l’identification du poisson à Satan pouvait choquer? Quoi qu’il en soit, l’important c’est le recours à la ruse pour montrer la nature divine du Christ à l’oeuvre dans la nature humaine de Jésus. Cette double nature – que les Ariens ne pouvaient pas accepter – est intéressante sur le plan ontologique car elle souligne que le coup de force sémantique de la religion (substituer une personne divine à l’être qui est et c’est tout et qui ne peut se réduire ni à un dieu ni à une chose) se renouvelle au sein même de la religion, ou au moins au sein même du christianisme, par une autre substitution qui place la nature divine du Christ à l’intérieur de sa nature humaine et, en même temps la nature humaine de Jésus à l’intérieur de sa nature divine, selon un oxymore redoublé qui relance la métaphore.

Historiquement, les philosophes dit païens de la tradition platonicienne ont buté contre l’impossibilité fondamentale qui empêche la raison humaine de croire pouvoir accéder à l’être qui est et c’est tout. De façon fort logique, une fois posée cette impossibilité, ils se sont efforcés d’exercer leur réflexion sur le monde instauré par l’être qui est et c’est tout, en s’essayant parfois à retrouver dans les silhouettes dessinées sur les parois de la caverne la trace des Idées à partir desquelles l’être aurait instauré le monde. Dans son dialogue permanent avec la tradition platonicienne, la tradition chrétienne a, au contraire, tenté d’imaginer l’instauration elle-même en niant qu’il s’agisse d’imagination : la révélation intervient au contraire (interviendrait!) pour poser que la raison humaine, si elle sait se laisser habiter par l’Esprit Saint, peut entrevoir ce qui reste un mystère. L’origine du coup de force sémantique et de la métaphore me semble se situer là.

Comme les autres Cappadociens, Amphiloque fait siens les commentaires qu’il a pu lire sur le passage de l’Exode 3,14. C’est l’épisode du Buisson Ardent où l’être qui est et c’est tout révèle à Moïse qu’il est Dieu : alors Dieu dit à Moïse, je suis celui qui est. Tu diras aux enfants d’Israel, celui qui s’appelle JE SUIS m’a envoyé vers vous… Avant lui ou en discutant avec lui, ses collègues et amis, évêques de Cappadoce, notamment Basile de Césarée, reviennent souvent sur cet épisode car il permet d’établir un lien existentiel entre la transcendance insaisissable de l’être qui est et c’est tout (celui qui s’appelle JE SUIS) et le monde qu’arpentent le peuple d’Israel et Moïse, son guide. Cette rencontre de Dieu et de Moïse – rencontre absolument impossible, selon la réflexion platonicienne – aurait donc eu lieu et date, ce qui implique l’inscription de Dieu dans l’espace et le temps réels. La rupture avec la tradition platonicienne est ici très nette, mais ce n’est pas une rupture philosophique, c’est l’effet d’une révélation qu’aucun existant humain ne pouvait anticiper.

Il me semble qu’on se trouve ici – sur le plan du raisonnement philosophique quand il réduit l’ontologie à la théologie – près de l’intuition qui suggère si fortement l’image de la transcendance, le moment où la transcendance (qui n’est au départ qu’une image) s’essaie à se comporter comme un concept. Cette image c’est celle de la descente (voire de la condescendance) de la lumière vers des paysages obscurs, sur des personnes aveugles ou aveuglées auxquelles la révélation apporte un peu de clarté.

Basile de Césarée

Car la descente de la lumière comporte en elle deux certitudes antagonistes et simultanées et aussi « vraies » l’une que l’autre : cette lumière transcendante s’alimente à une vérité absolue (Dieu est éternel et infini) et elle s’affadit (elle est condamnée à s’affadir) en simple lueur à partir de laquelle, par tâtonnements et souffrances, à travers les coordonnées de l’espace et surtout du temps, celui à qui la révélation apporte quelque lumière essaie mais en vain de reconstituer l’absolu. Bref : en descendant sur les êtres humains et leur monde, la lumière divine se désature, seule manière pour elle de devenir supportable, et ce qu’elle éclaire tant mal que bien n’est pas le Buisson Ardent – métaphorique source de lumière – mais le semi-désert au milieu duquel sa lumière insoutenable laisse apercevoir l’oasis et son puits. Cette lumière dérivée c’est celle dont nous nous servons et que nous servons pour éclairer les pénombres. La métaphore cappadocienne (ou si l’on veut, nicéenne) invente alors la double nature du Christ comme meilleur moyen pour remédier à l’aporie fondamentale.

Par sa nature divine, le Christ est Dieu (complètement , définitivement) il est lumière et source de lumière, révélation permanente de ce qu’il crée en l’éclairant. Par sa nature humaine (créée par sa nature divine), le Christ cherche, tâtonne, hésite, tergiverse mais trouve. Il est à la fois le Buisson Ardent, l’injonction qui se révèle et s’impose à Moïse et l’esprit de Moïse qui entend et comprend peu à peu cette injonction. La métaphore met ainsi en scène trois protagonistes qui sont moins des personnages que des figures, au sens sémiologique du mot, c’est-à-dire des agencements logiques permettant d’ordonner la métaphore et d’introduire une certaine simplification dans sa complexité inextricable.

À partir du moment (logique) où l’on identifie à un Dieu la représentation que l’on se fait de l’être, ce Dieu est nécessairement trine… et l’orthodoxie cappadocienne tend à confondre les trois figures avec le chaos qu’elles ordonnent, risquant de tomber dans le sabellianisme pour éviter l’arianisme ! Mais après tout, pourquoi pas ?

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