Le recours à la poésie

Quelques Poèmes (1)

*


Écrits des avoines grillées contre le vent.
Quels signes désignent-ils?


Là-bas, les horizons, de respir en respir.
Ailleurs existe-t-il?


Le monde s’ouvre, se ferme, paume offerte.
Le lieu appelle, il ne prononce pas.

Tranquille, la folie des avoines souligne le silence des murs.

*


L’appel de la hulotte
La nuit
Entrouvre les pans de l’être.


Le lieu appelle, il ne prononce pas.

Au débucher, des rumeurs
Se réajustent et ramassent leurs jupes.

La hulotte mesure en biseau l’épaisseur de la nuit
Et reprend souffle.

*

L’être et la folle avoine, pacte signé sur le vent.
Paraphe de la bise, chassée de l’Escrinet,


Le lieu appelle, il ne prononce pas.

De guingois contredanse la question.
L’été file et les étoiles sont.


Le lieu appelle.

*


La mer, au delà. Les tumultes, au delà.
Ici, le suspens d’une voix.

Le lieu appelle, il ne prononce pas.

Appel sans hâtes.
Évidences et musique du silence dans les pierres.

Le chant de la hulotte dévoile
Et revoile

La nuit.

*

Les feuillages tremblent,
Le soir respire,
Les javelles de l’été s’ouvrent,

À quelle étrave ?

La hulotte, bientôt, épèle l’alphabet des étoiles.
Le lieu appelle, il ne prononce pas.

On espère un visage.

*


On envisage.


On pèse le pas du vent, le soir,
Par les châtaigneraies mortes.

On ne désespère pas.

Chahut des hirondelles, elles s’escriment,
Se déportent.
À contre-ouest, l’avoine dessine sur l’adret.


Le lieu appelle, il ne prononce pas.

*

Vingt ans (vingt ans déjà, que cela passe vite…) que ces poèmes ont été écrits pour la première fois et publiés dans la foulée, après maintes hésitations, pas toujours feintes. Trente-cinq ans, trente-cinq ans déjà qu’eut lieu et temps l’instant qui en décida comme il décida de tout. Que cela passe lentement. Cela ne passe pas. Cela est . Définitivement. Never never more. A jamais jamais plus.


Car ce sont des poèmes. Paroles certes, et les mêmes qu’en prose, mais démesurées et démesurées non par la souffrance ou la mélancolie mais par la perte de toute mesure, qu’elle soit du temps ou de l’espace. Cartographier et dater l’événement instantané reste possible, il y a pour cela des cimetières et des états-civils, et ce sont des signes qui assurent les survies, mais les mots du poème exigent de ne plus être seulement des mots. Sublime exigence, à la fois héroïque et grotesque. Car ce sont des mots et ils bavardent encore aux lisières du silence et bavardant encore, à tâtons, aux lisières du silence, il leur arrive soudain, à l’aveugle, d’enfoncer la canne blanche de part en part dans nulle part.

Si ne n’étais pas l’auteur de ces poèmes – ce qui est le cas puisque personne n’est le même, vingt ans plus tard -, j’en féliciterais l’Auteur. Je lui dirais qu’il sut trouver (mais où, mais quand?) les traces graphiques du seul instant qui vaille. Et qu’à sa place, je ne m’étonnerais plus que l’instant insoutenable (ni les cris, ni les larmes, ni les supplications ne suffisent à le soutenir) revienne si souvent, comme inversé de se répéter, toujours identique à lui-même. Ce qui fut atroce – et qui eût pu tuer et qui dévasta l’entourage de l’assassinée – ne cessa jamais d’être là. Encore aujourd’hui, la poigne de mort est là. Et elle est là pour ne jamais disparaître.

Mais la présence de l’instant éternel , en insistant, s’incruste dans le temps et l’espace et, s’y incrustant, s’y ajuste à l’âge et au lieu. Ajustement illusoire, mais non factice. Illusoire parce que ni la Rouvière ni les maturités inattendues du troisième, du quatrième et bientôt du cinquième âge ne feront oublier la poigne de mort. La sérénité, un brin haletante mais pas trop, qui me paraît sourdre de ces poèmes quand ils permettent de reconnaître un arrière-pays dessiné par le chant vespéral de la hulotte, n’effacera jamais ce qui à jamais ne sera jamais plus. D’ailleurs, tu es bien le premier à ne pas s’y laisser prendre.

Pourtant, rien de factice dans cette sorte de retournement qui inverse l’angoisse en sérénité.Tu le sais ou tu veux t’en souvenir : dans l’instant où ton corps et ton âme – non conscients, grâce au gardénal et à la trachéotomie, de souffrir à ce point – s’affalaient sans haubans, sphincters détraqués, perceptions hallucinées, articulations distendues par poulies et contre-poids, dans cet instant, par cet instant, tu réinventais le monde, tu le découvrais. Possible si présent que tu pouvais t’y sentir à l’aise.

Oui, à l’aise, dans une aise improbable mais vécue émerveillé. Ce corps crash and bury, excarné, explosé, incarcéré, sondé, drainé, assisté, devenu à la fois machinique et spirituel entièrement, s’inscrit alors dans un premier matin du monde dont il a toujours rêvé. Il sait déjà qu’il n’y a plus rien à craindre de ce désespoir – pas même qu’il disparaisse ou s’atténue. L’amour, l’amitié, l’affection sont là, définitivement ; tant de sollicitude, d’estime, de tendresse, de savoir-faire valident la blessure et réinstallent, mais neufs, mais vifs, le temps et l’espace.

Et la jeune morte au regard aigü ouvre à jamais la fenêtre de sa chambre en en retenant les volets avant de les rabattre contre le mur ensoleillé, offrant au petit matin de la Provence sa gorge d’adolescente. Présence permanente qui réoriente autrement la nature : la nature dans son état naturel, la nature à l’état naissant.

Tu es mûr alors pour découvrir à nouveau le lieu que tu découvris un jour (et c’était un peu avant le crash and bury) en y retrouvant la suffocation de Pascal : joie, joie, pleurs de joie, pluies de larmes intimes. Certitude bouleversante que le lieu est là où tout se noue, où l’infini silencieux se noue sur soi, où il t’arrivera un jour de mourir. Mourir comme on accomplit une fois encore le geste de naître avec le monde, le geste mille fois répété et à chaque fois autrement. Naître dans le réajustement de la nature quand, une fois encore, l’appel de la hulotte semble dénouer les liens.

*

Le lieu appelle des arrondis d’épaules.

Sur les fossettes de l’été le printemps
Se souvient encore. Il n’ose.

L’aube du soir se signe.
La hulotte le prend pour elle et en joue.

Bientôt, le rossignol
fera couler des gouttes de nuit
contre sa gorge de micaschiste.

Le lieu appelle, il ne prononce pas.

*
Il y eut
Il y eut le fracas d’octobre
Suivi d’un silence.
Il y eut un soir
Sans matin.
Et maintenant ?

*

Le lieu appelle, il ne prononce pas


L’avoine et la hulotte arrondissent l’être,
Dessinent l’ébauche d’une réponse.
Et déjà,la recouvrent.


L’âme et les grillons font un pas de côté.

*

Geste de l’épaule si la douceur la hèle.
Puis les grillons sont là,
Cachés sous les avoines.

Le geste s’efface il reste un souvenir d’épaule.

Le lieu ne prononce pas.
Ou à peine.

Les étoiles filent à l’anglaise sur la pointe des mots.
On hésite et finalement?

Une suite est

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