To be & not to be…

ou encore : de l’inexistence (35)

Hamlet n’est pas assez présent en moi pour que je puisse prétendre comprendre les paroles que Shakespeare place dans la bouche de son personnage. Mais, je me sers de la citation si souvent utilisée par les uns ou les autres comme d’une sorte de comptine intellectuelle dont on peut faire varier à l’infini la musique et les significations. En les adaptant à l’humeur du moment. Et même si, pour moi, le moment et son humeur s’éternisent et si je chante – heureusement – faux, il me plaît de joindre ma voix à la chorale, c’est-à-dire d’en écouter les dissonances.

apo04aand et non pas or ! Tout est là. Peut-être. and traduction britannique, non pas du et français mais de &. Ce n’est pas une copule : d’une part, d’autre part ; une facette puis une autre. C’est l’absolue fusion des contraires apparents. C’est et ce n’est pas la différence entre copule et couple. C’est l’attente, l’annonce, la venue, l’advenance du sens - l’esper – quand se perçoit soudain que pourrait advenir une explication tellement lumineuse qu’on en aperçoit déjà le contenu sans encore oser l’exprimer, gardant sous la langue des paroles encore à l’envers : oui, l’esper de la luette. L’esperluette.

Oui, je suis & je ne suis pas. Non pas : par certains aspects de ma singularité personnelle, je suis et par d’autres je ne suis pas. Mais: à tout instant et en tout lieu, à la fois, je suis & je ne suis pas ; je ne suis pas & je suis.

Et je lui-même est à la fois, dans le même moment et le même lieu, moi-même, un autre, plusieurs autres, bien sûr, rien & tout. C’est à la fois fort démoralisant – je crois tellement avoir besoin de cadres assurés pour pouvoir vivre en toute conscience – et fort excitant puisque, antérieurement à tout raisonnement, je sais que cette confusion est & n’est pas affirmation ou réitération positive invitant à entrevoir l’être dans le vif du feu.

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Que je m’efface à mes yeux, voilà qui pourrait décevoir & qui déçoit, oui, mais selon une désillusion qui s’apparente au coup de talon que l’on donne, paraîtrait-il, quand on touche le fond. Et même si le fond est métaphorique, ainsi que le talon, le coup de talon s’apparente à la résilience. Faudrait peut-être que j’essaie de m’expliquer !

Supposons qu’il n’y ait que de l’être. Pas des choses ou des singularités diverses dans l’être, mais de l’être. Il y a, et c’est tout. L’être. Un. Tout. Résistons à l’irrésistible idée que l’être pourrait être quelque part, au-delà ou en-deçà. Non l’être est et c’est tout et puisqu’il est et c’est tout, il n’y a pas d’espace qui l’enclose, où il se retirerait, d’où il observerait d’autres pans de l’espace, qu’on voudrait atteindre pour mieux l’appréhender. L’être est et c’est tout. Il n’y a que l’être. Et de toute éternité.

Dans cette hypothèse, la thèse, c’est l’être. L’être qui n’est pas dans l’espace et qui n’est pas non plus dans le temps. Dans cette hypothèse, l’espace et le temps ne sont pas premiers. L’être n’a absolument pas besoin de l’espace et du temps pour être. L’être n’est pas ici, n’est pas là, n’est pas ailleurs, n’est pas nulle part. Il n’est pas non plus avant, après, pendant quoi que ce soit. De toute éternité, il n’y a jamais eu d’éternité, et il n’y en aura jamais. Si l’être était un dieu – ce qu’il n’est pas – il n’y aurait que théologie négative. Et ce serait bien déplaisant!

Alors, travaillons l’hypothèse! Si on admet la prémisse que je viens d’évoquer, il est déjà plus facile d’admettre que ce que l’on peut dire de l’être ne peut se dire que du point de vue de l’être. On appellera point de vue de l’être (en essayant de ne pas ignorer que l’être n’a pas de point de vue! et sur quoi en aurait-il?) le développement logique qui de la prémisse (l’être est, et c’est tout) déduit des conséquences et des corollaires. Cette déduction elle-même est strictement logique (et même tautologique) et n’est pas chronologique. Elle est instantanée, permanente, universelle. Quel est son contenu?

(passage difficile à penser/écrire et donc sans doute à lire) Si l’être est et c’est tout et si le temps et l’espace ne sont pas premiers, alors il y a un mode de l’être qui implique le temps et l’espace comme nécessaires pour que l’être soit sur ce mode. Un mode de l’être dont le fonctionnement logique conduit nécessairement à l’invention (réitérée?) du temps et de l’espace. Ce serait l’être sur le mode de la réflexion, l’être se retournant sur lui-même (mais simplement de façon métaphorique, sans transformation, sans métamorphose) et se faisant du même coup langage. Ce qui impliquerait que, devenant langage, il invente les coordonnées du temps et de l’espace.


Si parmi ses infinités de modes d’être, l’être est aussi sur le mode de la réflexion, il est langage. Langage d’avant Babel. Cela ne veut pas dire que l’être parle, pas même en soliloquant, mais qu’il est langage. L’être n’est pas une personne qui soliloque et qui, soliloquant, crée ce langage, racine commune de toutes les langues. L’être est et c’est tout. Il est sur le mode de la réflexion & il est sur une infinité d’autres modes que nous ne pouvons pas concevoir car pour les concevoir il nous faudrait au moins nous débarrasser quand nous pensons des coordonnées du temps et de l’espace.

Bonnefoy

Définitivement dépendants du temps et de l’espace, nous ne pouvons envisager l’être que sur le mode de la réflexion.Pour nous, l’être est forcément ( dans l’optique de cette hypothèse) l’être sur le mode de la réflexion. Qu’est-ce à dire?


D’abord, ne pas s’égarer (la tentation de l’anthropomorphisme) à partir du mot réflexion : il me semble que le terme ne conviendrait que pour une personne (humaine ou divine) douée de conscience et donc capable de prendre distance par rapport à elle-même et par rapport à ce dans quoi elle est immergée. En ce sens, réflexion ne convient pas, sauf métaphoriquement, c’est-à-dire en prenant garde à ne pas confondre métaphore et métamorphose. Nous ne pouvons penser cette distance de l’être par rapport à lui-même qu’en faisant semblant d’oublier qu’il n’y a pas de distance pour l’être. Nous n’en parlons que métaphoriquement ; nous ne devons pas penser (mais c’est difficile!) que l’être sur le mode de la réflexion se métamorphose en une sorte de personne prenant du recul par rapport à elle-même et par rapport à ce dans quoi elle est immergée.

Mais si nous parvenons à ne jamais oublier que nous sommes condamnés (condamnation souvent merveilleuse!) à ne parler sur l’être que par métaphore, nous nous apercevrons aussitôt que nos paroles (écrites ou pas, exprimées vers l’extérieur ou gardées dans le bruissement intérieur) sont sapées, dès leur jaillissement, par l’impossibilité (ou du moins, par l’extrême difficulté, la nuance est de taille, il faudra y revenir) où elles sont d’échapper à l’exclusion du troisième terme : je ne peux pas être ici et ailleurs, maintenant et hier ou demain, dedans et dehors ; je ne peux pas être et ne pas être ! L’être sur le mode de la réflexion, lui et lui seul, fonctionne selon la logique du tiers inclus., puisque – dans cette hypothèse – l’être, l’un, le tout, c’est pareil.

Mais alors, cela veut-il dire que nos langages d’après Babel et les traces d’avant Babel qu’ils conservent en eux et qui les font fonctionner sont totalement à côté de la plaque, eux qui ne peuvent fonctionner naturellement que dans la logique du tiers exclu ? Oui & non. Dans le même élan, oui & non. Pas d’une certaine manière, oui, et d’une autre certaine manière, non, mais oui & non comme une sorte de syntagme figé. Pour ma part, je ressens, dans un même mouvement (immobile, le mouvement, et instantané!) que je n’y parviens pas (que je n’y parviendrai jamais) & que j’y parviens parfaitement (et de toute éternité!). Voilà donc que je me prends pour l’être! Tu te prends donc pour l’être?

Oui & non. Qu’on y prenne bien garde, s’il vous plaît : il ne s’agit pas d’une réponse (en fait, d’une affirmation) de normand ! Le signifié qui s’y manifeste s’apparente plus au foudroiement instantané que l’esperluette dessine si grossièrement qu’à une tergiversation alambiquée suggérant ptêtre ben qu’oui, ptêtre ben qunon, ou ya un peu dçi et un peu dça, ma pauvre dame mais on ny peut pas plus… Oui & non d’un seul coup, d’un seul souffle, comme en une seule syllabe, comme un cri. Un cri retenu. Un cri silencieux. Pas forcément de douleur, quoi qu’on puisse y entendre une souffrance infinie. Pas forcément de joie, même s’il emplit de certitude allègre celui qu’il traverse.

Oui & non. Seulement, ce cri, voici qu’il faut le transcrire en langue française! Sur l’envers disloqué de nos paroles, ce cri est là, surgissant dans l’instant, ici & maintenant, avant même l’invention du temps et de l’espace, avant même qu’avant ou après ou simultanément aient une signification, mais faut passer sur l’endroit loquace de la parole ou de la pensée. Il faut transcrire, traduire, trahir peut-être. Ce cri de silence m’enlève à moi, tout soudainement, je me rends compte (et sur le moment même !) que mes palpeurs sensoriels se confondent en un seul et que celui-ci n’est plus mien ou plutôt qu’il est mien mais comme il est sien pour n’importe quelle singularité individuelle. Je ne voit plus, n’entend plus, ne touche plus, ne savoure plus, ne hume plus. Je ne distingue plus ses sensations, ne les hiérarchise plus, disparaît. Annihilé mais non anéanti. Annihilé mais intégré au tout. Promu. Ce rapt est une épiphanie. Cet affaissement est invasion d’être.

Oui: oui & non. Quelqu’un – et je est la Ralentie de Michaux et comme je voudrais inventer un poème qui dirait l’allégresse de la Ralentie, comme je voudrais – et c’est tout le monde, quelqu’un sombre & s’envole et aucun soleil ne fondra la cire d’Icare. Envole-toi Sysiphe. Être, ne serait-ce pas vivre impossiblement en oxymore ? J’ai cru constater (et je le crois toujours) que ma singularité personnelle subit à certains instants une sorte de jubilation, exultation/exaltation, comme si ce n’était pas comme si, comme si je disparaissais, comme si dans le même instant, le même mouvement, cette disparition laissait apparaître la coïncidence absolue de ce qui fut cette singularité personnelle (et qui l’est encore, cela fait partie de la jubilation) & de ce qui la nie absolument, l’omniprésence de l’être, sa parousie. Oui, je me prends pour l’être ! et j’ai raison & j’inexiste…

Vivre en oxymore, c’est proprement (& improprement!) in_ex_ister : se tenir à la fois (et en devinant que c’est contradictoire et identique) dans et hors d’un espace qui est & n’est pas un espace. Ce n’est pas vivre dans la contradiction (ce n’est pas une question conceptuelle) car il n’y a pas contradiction, même s’il y en a. C’est être. Oui : être & ne pas être, la réponse est là, avant la question.

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