Éblouissements (1)

Je suis content, vraiment, de commencer cet inventaire avec Sylvie Germain. J’ai trouvé, dans un roman publié en 2013, chez Albin Michel, Petites scènes capitales, ces trois pages éblouissantes.


Elle vole, oiseau saugrenu qui utilise ses pattes en guise d’ailes. Elle vole à coups de rein, jambes tendues, repliées, à un rythme saccadé. Elle vole d’avant en arrière, oiseau irrésolu et cependant hardi ; les deux mouvements l’enchantent, l’enivrent. Elle vole sous une voûte constellée de trous jaune acide, au dessus d’un large cercle couleur de mâchefer criblé de tachetures blondes. Ce cercle est irrégulier, et il tremble légèrement. Elle vole tantôt en renversant la tête en arrière, les yeux piqués de scintillements, tantôt en la penchant vers le sol, le cœur affolé de vide. Et si ce disque noir cendreux qui frémit sous son corps en apesanteur était en fait la bouche d’un abîme prête à l’engloutir ?


Elle défie cette menace, elle s’élance droit devant, droit derrière, oscille à toute allure dans un globe de brume et de lumière, elle bat la démesure. Jambes tendues, pieds levés, jambes repliés, pieds baissés, vite, toujours plus vite. Et la vitesse siffle à ses tempes. La vitesse, la peur, la jubilation.


Elle se balance à la volée sous la frondaison d’un marronnier. Elle vole, elle vogue au creux d’un énorme sein végétal, elle se berce avec une allègre brutalité dans sa tiédeur et son odeur douceâtre. Les feuilles sont des milliers de mains à sept doigts inégaux, de forme ovale,elles trémulent dans le vide, et parmi elles se dressent des fleurs pyramidales assaillies d’insectes. Ces grappes blanches sont d’énormes gouttes de lait qui pointent bizarrement vers le ciel au lieu de tomber. Elle vole, elle vogue, elle vague dans un sein d’ombre odorante éclaboussé de macules de soleil, d’abeilles et de thyrses laiteux. Mais le lait est partout, il gicle par les trouées du feuillage en jets aveuglants. Du lait igné.


Son visage est en feu, ses paumes s’écorchent aux cordes de la balançoire, sa jupe se soulève, s’ouvre en corolle, la gifle, retombe sur ses cuisses, les cordes grincent, mais la corde est solide, et elle, de peu de poids.. Elle vogue, elle nage, elle bondit dans un lait de grisaille, de fleurs et de soleil. Sa tête bourdonne d’exultation et du vrombissement des insectes. Et l’espoir croît en elle, toujours plus fort, toujours plus fou – que son corps se dissolve dans cette orbe lacté, dans ce poudroiement d’or et de pollen, et qu’il soit projeté hors de cette nébuleuse pour jaillir en plein ciel et y filer au large, filer sans fin comme un oiseau qui jamais ne se pose. Lumière, lumière, espace ! Et elle rit, étourdie de désir, de frayeur et de joie mêlés dans une obscure jouissance.


Cette jouissance est trop forte, la beauté lui fait violence, les rais de soleil qui fusent à travers le feuillage se condensent en un faisceau d’angoisse qui lui cingle le front, la nuque. Son rire se tord, se vrille, il casse, son désir se déchire. Elle crie. Son corps s’affaisse sur la planchette de bois, s’y ratatine, hoquette. Elle n’est plus qu’un poids inerte, la balançoire perd son élan, son branle ralentit peu à peu au fil de zigzags et de tressautements qui lui barbouillent l’estomac. Elle se laisse tomber sur le sol, se couche en boule sur l’herbe rase et grise mitée de taches de soleil, l’ombre qui fait la roue au pied de l’arbre sent l’humus, la poussière et le sang. Elle saigne du nez. C’est la première fois qu’elle voit couler du sang et la première fois que lui vient à l’esprit la pensée de la mort. Son sang, sa mère, sa mort. Elle est un petit animal humain surpris par un goût fade et visqueux, saisi par une pensée bien trop vaste pour lui.

J’aimerais bien que les éventuels lecteurs rapprochent ce passage de ceux qui, tirés de deux livres assez anciens de Sylvie Germain, Magnus et Tobie des Marais, sont évoqués dans ce billet du blog

L’enchantement que provoque en moi ce texte est réel. Si réel que j’hésite à me l’expliquer, comme si je craignais, l’expliquant, de le déflorer, oui, d’en perdre l’éclat initial. Et pourtant, s’agissant de Sylvie Germain, je sais de source sûre que le caractère étincelant des scènes évoquées par la plupart de ses textes n’est pas seulement le reflet d’une intuition insaisissable. Il y a là du métier, un maniement de l’écriture supposant une technique littéraire sur laquelle il y a moins à s’extasier qu’à réfléchir. Non pas pour forcément l’imiter mais pour réfléchir, une fois de plus, à l’ancrage du fond sur la forme. Oui, du fond sur la forme, et non, pas seulement, de la forme sur le fond.

Qui a l’habitude d’écrire ressent immédiatement à la lecture de ces pages la justesse de ce qu’il lit. À la manière d’un poème – d’un poème rêvé – vocabulaire et syntaxe s’articulent en donnant le sentiment d’une exactitude qui serait celle d’une sincérité absolue si l’on ne savait que la sincérité ne se développe pas dans l’absolu. Et même s’il s’agit rarement de tournures ou de vocables précieux, je perçois dans ces pages la présence d’une exigence qui est sans doute à la source de la préciosité (même si cette exigence est généralement oubliée ou piétinée par qui s’exerce à ce genre d’écriture) : parvenir ou essayer de parvenir à exprimer la nuance la plus infime par laquelle la réalité la plus brute impose sa présence.


un sein d’ombre odorante éclaboussé de macules de soleil, d’abeilles et de thyrses laiteux . Il est presque gênant de souligner l’intensité de l’image, car, pour souligner, il faut se départir de l’intensité et lui substituer des articulations logiques qui la mettent à plat, se condamnant ainsi à la manquer totalement ou – dans les meilleurs des cas – à édifier un commentaire à l’occasion duquel le commentateur ou son lecteur aperçoivent des intuitions qu’ils peuvent prendre pour échos de l’intensité. C’est ce que je vais tenter!


La balançoire! jeu magique qui, au travers des générations (car cela continue, même à l’ère d’internet) associe intimement l’insouciance enfantine et les folles inquiétudes qui la traversent et qu’à sa manière détournée elle exprime. Le plaisir extrême frôle la mort et la mort effleurée s’avère l’extrême du plaisir. Le rire qui s’en échappe est le même, qu’il soit de provocation (même pas peur!), de triomphe (je l’ai fait!) ou d’angoisse (la ficelle de la corde va céder) ou de soulagement (je m’éloigne, je suis sauf, je m’éloigne, je suis sauvé). Oui, le coup de reins, parti du plus intime de l’intime, et répété encore et encore, vous envoie par delà le septième ciel dans la soie sauvage de l’être-là du monde.


Sur la balançoire, réelle ou rêvée, de toutes les enfances européennes, il y a cette cavalière évoquée par Sylvie Germain dans «Tobie des marais», cette cavalière fantasque et fantastique que son cheval emporte sans éperons vers le jouir et le mourir, puisqu’elle ne veut pas voir le fil éblouissant, soleil, coup coupé, qui, par le travers du galop et de la gorge, va la précipiter vers la mort :

Le soleil filait de longs rais jaune paille et or à travers les branchages enchevêtrés; ces fils de lumière tombaient obliquement, faisant vibrer à leur passage l’ombre verte et bleuâtre de la tonnelle.Et c’était cette alliance de charmes divers qui enivrait Anna, – la vitesse, l’odeur du cheval en sueur mêlée à celle de la boue et des plantes, le mouvant clair-obscur, les cris perçants des oiseaux, et ces petites bulles de soleil qui par instants tournoyaient dans l’air, s’accrochaient à ses cils, l’aveuglant délicieusement. Et ce fut ainsi, dans l’exaltation des sens et un galop enjoué, qu’Anna s’était précipitée vers la mort…

Oui, petite scène capitale, et pour tout le monde, la balançoire condense en un seul (le seul!) tous les instants où l’exaltation, l’exultation, l’épiphanie et l’anéantissement se confondent. Et cet instant, qui en tant que tel exigerait le silence ou le cri, exige aussi la périphrase en oxymore, celle-ci ne parvenant à s’imposer qu’en recueillant dans sa forme, par le dérèglement de tous les sens, les éclats sensoriels qui ne sont pas des facettes du même cristal mais chacun ce cristal tout entier : un sein d’ombre odorante éclaboussé de macules de soleil, d’abeilles et de thyrses laiteux… Et vous aurez remarqué qu’en même temps que l’ombre odorante (celle du marronnier en fleurs, en thyrses) c’est le sein d’ombre qui est éclaboussé de macules de soleil, d’abeilles…

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