…apprendre à écouter la langue respirer là où elle se tait …

De l’inexistence (20)

Ce billet peut bien sûr être lu à part (il est déjà si long à lui tout seul !) mais il faut savoir qu’il fait partie d’une suite dont on trouvera le détail ICI Je venais à peine de le « terminer » que je tombai (merci Google!) sur un article dont l’auteur est beaucoup mieux informé que moi sur Sylvie Germain, en particulier sur « Tobie des Marais ». L’adresse vous en semblera interminable, mais en la copiant/collant dans votre navigateur (ou, plus simplement en cliquant sur « la voici »), vous verrez qu’elle fonctionne. la voici

Sylvie Germain est imprégnée par la Bible. Les récits bibliques sont considérés par cet écrivain comme donnés dans une écriture et par une écriture qui ne les raconte pas, comme on raconterait une histoire qui préexiste au récit, mais qui les invente dans le fur et la mesure de son déroulement. Ils ont la force de mythes. Les mots qu’ils poussent ne sont pas – ou ne sont pas seulement – des concepts, ce sont des actes analogues à la Création. Et ils conservent à jamais cette force qui se transpose dans d’autres récits quand leur auteur accepte de se laisser habiter par elle.

Dans le roman intitulé « Tobie des Marais », l’intention est évidente : une partie de l’histoire est inspirée de très près par « Le Livre de Tobie » et la plupart des personnages portent les prénoms du livre biblique. Que l’histoire récente (de l’émigration des Juifs d’Europe Centrale vers l’Amérique aux deux guerres mondiales) et la géographie la plus éloignée du Proche-Orient (ici, celle du Marais Poitevin) servent de cadre au roman de Sylvie Germain n’enlève rien, au contraire, au travail de cette force mythique.

Mais, même dans « Magnus », l’écriture de Sylvie Germain se réfère en permanence aux textes bibliques. Non qu’elle les cite souvent, ni qu’elle s’en inspire ici directement pour les péripéties, mais – sans doute parce que j’ai écouté d’elle une intervention enregistrée où elle évoque le séjour du prophète Elie sur le Mont Horeb – je suis frappé par la parenté qui relie la quête du personnage principal de « Magnus » à la recherche de Yaweh par Elie qui commence à en douter fort. Je devrais parler plutôt de la parenté de « Magnus » avec l’interprétation que Sylvie Germain donne du séjour d’Elie sur la montagne puisque je n’ai pas lu « Le Livre des Rois », d’où est tirée l’histoire d’Elie et que je ne connais celle-ci que par l’enregistrement évoqué. De même que Magnus ne parvient qu’à frôler les confins de son histoire personnelle quand il est aux prises avec des fulgurations colorées ou bruyantes, de même Elie manque son Dieu quand il croit qu’il s’annonce par une tempête, un tremblement de terre ou un incendie. De même qu’Elie entrevoit Yaweh (il se couvre donc le visage) quand il entend un fin frémissement de l’air, de même Magnus va entrevoir l’énigme de sa petite enfance quand le minuscule moine Jean s’éteint doucement sous le miel de ses abeilles.

D’après ce que j’ai pu glaner ici et là sur la Toile (et les confidences d’une grande lectrice de Sylvie Germain), je crois comprendre que la plupart des livres de cette auteure sont vraiment poussés en avant par ce souffle qu’elle ressent dans la Bible. Je pense que c’est ainsi qu’elle perçoit son histoire personnelle et je dois reconnaître qu’elle pratique une écriture qui semble justifier cette perception. Aussi bien pour la forme que pour le fond.

« Tobie des Marais » et « Magnus », puisque je ne peux parler que d’eux, présentent des passages superbes où les notations colorées sont particulièrement réussies, justement pour mettre en valeur tantôt la violence dyonisiaque qui étreint quand on est au bord du sacrilège, tantôt au contraire le camaieu du silence quand, en se retirant, quelque chose suggère une présence. Voici par exemple, dans « Tobie des Marais » le passage qui conte la mort d’Anna, la cavalière, la jeune mère de Tobie :

Le soleil filait de longs rais jaune paille et or à travers les branchages enchevêtrés; ces fils de lumière tombaient obliquement, faisant vibrer à leur passage l’ombre verte et bleuâtre de la tonnelle.Et c’était cette alliance de charmes divers qui enivrait Anna, – la vitesse, l’odeur du cheval en sueur mêlée à celle de la boue et des plantes, le mouvant clair-obscur, les cris perçants des oiseaux, et ces petites bulles de soleil qui par instants tournoyaient dans l’air, s’accrochaient à ses cils, l’aveuglant délicieusement.


Et ce fut ainsi, dans l’exaltation des sens et un galop enjoué, qu’Anna s’était précipitée vers la mort…


Et voici, au contraire, l’évocation de Théodore, le père de Tobie, le mari d’Anna, fou de douleur :

« Théodore se tient dans la cour, silhouette gris bleuté se détachant, à peine, du bleu violâtre de la haie. Immobile comme un long rameau calciné il capte les ultimes lueurs du couchant avec un tout petit peu plus d’intensité, et de douleur, que les feuillages l’entourant. Il hume dans l’air du soir le souvenir de la chevelure d’Anna… Il souhaite si fort en cet instant se dissoudre dans l’obscurité… »

Du gris bleuté au bleu violâtre, mais aussi dans l’exaltation de tous les sens et les longs rais solaires jaune paille et or à travers l’enchevêtrement des feuillages, l’écriture de Sylvie Germain excelle à décrire aussi bien l’extrême irruption de la violence dans le corps de ses personnages que la marge infime qui les détache et les fait exister.

Dans « Magnus », l’inhumation de Frère Jean par Magnus fait écho et négation au bombardement de Hambourg :

« Au fond de la fosse est couché frère Jean, il tient son chapelet enroulé autour de ses mains, croisées sur la poitrine. Son corps est entièrement enduit de propolis, il luit d’un éclat rougeâtre. Quelques abeilles, épuisées par leur tâche d’embaumeuses, gisent sur le corps, le parsemant de faibles lueurs dorées.Magnus saisit la pelle et comble la fosse. L’odeur suave de l’embaumement se mêle à celle, amère et sombre de l’humus… »

« Mais ses pleurs cessent d’un seul coup quand il voit la femme qui lui tenait la main se mettre à valser dans la boue, les gravats, avec un gros oiseau de feu accroché à ses reins. Le rapace déploie ses ailes lumineuses et en enveloppe la femme, des cheveux aux talons. Devant ce rapt d’une vélocité prodigieuse, d’une beauté féroce, le petit garçon avale sa salive comme un caillou, et avec, tous les mots qu’il connaissait, tous les noms… »

Ses romans se lisent comme une suite de poèmes – cela peut gêner parfois la fluidité de la lecture – dont l’écriture n’est pas destinée à s’effacer au profit d’un récit « réaliste » où l’intrigue, la psychologie des personnages, les descriptions (géographiques, historiques, politiques…) tiennent le lecteur en haleine et lui permettent (pense-t-il alors) de mieux appréhender « le monde réel ». J’imagine que cela peut irriter. Les mots du texte, leur agencement, leur matérialité, parfois même la manière dont ils sont disposés sur la page retiennent l’attention. Comme dans un poème. Et comme il arrive parfois avec certains romans de romanciers pourtant réputés pour leur « réalisme ». Je pense par exemple (parce que j’y ai pensé en lisant Sylvie Germain) aux « descriptions » du Paradou dans « La Faute de l’abbé Mouret » de Zola.

Mais « Magnus » et « Tobie des Marais » ne sont pas des poèmes. Ce seraient plutôt des « récits en rêve », comme pourrait dire Yves Bonnefoy, des textes qui se déroulent selon des coordonnées spatiales et temporelles incertaines. Le même personnage peut être à la fois lui-même et un autre, ici et ailleurs en même temps, maintenant et hier au même endroit. Qu’on pense au début de Tobie des Marais où les deux passagers d’une auto semblent happés, avec leur véhicule qui traverse un orage, par la lumière de la tempête, au point que ce n’est plus sur une route de campagne, mais à travers des nuages chagalliens qu’ils croisent un petit garçon rouge et jaune sur une bicyclette folle qui l’emmène « au diable! » où vient de l’envoyer son père.

Je citerai aussi, trouvé sur un « blog » , ce passage de la « Pleurante des rues de Prague », que je n’ai pas lu, récit dans lequel Prague se rêve en géante boîteuse :

« Elle est née de la pierre et du bois, du métal et de l’eau, et du corps innombrable des habitants de la ville. Elle est née chaque jour à travers l’épaisseur des siècles et la chair de l’Histoire. …Elle est la mémoire de la ville , la mémoire côté ombre, celle des pauvres et des petits, de ceux et celles dont l’Histoire ne retient pas les noms et oublie les souffrances. Elle est la mémoire dénuée de toute gloire, celle qu’on n’ écrit pas, qu’on n’illustre ni ne chante ni ne dore à l’or des mythes et des légendes. Elle est la mémoire en guenilles, au ventre creux, aux yeux cernés, mais au regard émerveillant de tendresse et d’humilité. Elle est la mémoire mendiante, la mémoire souffrante, mais qui jamais ne renonce, ne trahit son passé, n’abandonne son peuple. Elle est la mémoire qui marche, qui marche, glanant et ramassant tous les déchets jetés par la mémoire belle, sélective et hautaine. Elle recueille les vies infimes, les destins minuscules des gens de rien ».

Ce que je crois comprendre c’est que Sylvie Germain perçoit son œuvre comme « inspirée », soufflée par la force des textes bibliques, force qui ne se situe ni au niveau de la psychologie des personnes évoquées, ni au niveau de leurs déplacements, ni au niveau de l’histoire. Dans l’intervention à laquelle j’ai déjà fait allusion, elle insiste sur la ressemblance/différence entre le sacré et le saint, le sacré se situant du côté de l’effroi et de la sorcellerie et le saint du côté de la sérénité et de la religion. Le saint entend « THeoS » là où le sacré entend « THS » : c’est l’invention des voyelles, la vocalisation, qui permet le passage. Le travail de l’écriture consiste alors à édulcorer le bruit primitif, à le domestiquer tout en ménageant la possibilité pour l’écrivain comme pour son lecteur de remonter vers les confins du sacré, comme si le sacré admettait des confins ! Ressentir la force de cette écriture s’apparente à un combat (le Combat contre et avec l’Ange ?) car il s’agit de s’appuyer sur cette force pour tenter de revenir vers « l’envers disloqué des mots », vers « THS », ce sifflement ténu que le croyant croit entendre au contact de ce qu’il décide de considérer comme Dieu.

*

Je vais avoir l’outrecuidance de manifester ici quelque doute (et même quelque agacement) sur cette façon qu’ont les philosophes croyants ( et Sylvie Germain en est !) de croire et de proclamer non seulement que Yaweh est l’être (« Je suis celui qui suis »), mais que l’Être est Yaweh (le grandit-on en lui imposant une majuscule ? non, bien sûr, puisque le grandir serait admettre qu’on peut le grandir, qu’il n’est pas si grand que ça) . L’être n’est pas Yaweh, ni qui ni quoi que ce soit. L’être est, et c’est tout. Sans temps, ni espace. Et Yaweh – même envisagé sous l’angle du tétragramme non vocalisé donc imprononçable, YHWH – Yaweh est un concept chargé de désigner l’Être si l’Être était une personne. Personnaliser l’être, c’est l’ancrer quelque part, dans un espace au sein duquel il se déplacerait, à l’aide d’un temps qui lui permettrait de se déplacer : personnaliser l’être, c’est le dévaloriser. Je suis toujours un peu surpris que les philosophes croyants ferment les yeux sur cette impasse.

Reste qu’accepter de se placer (par la réflexion) « avant » l’invention de Yaweh par les hommes, cela semble bien difficile. J’ai déjà plusieurs fois essayé d’évoquer cette difficulté (voir par exemple ICI ou Là …) et montré combien elle bouscule les habitudes installées par les religions, même quand elles ont cessé (ou là où elles ont cessé) d’être dominantes. Car, si l’être est, et c’est tout, l’être est et c’est tout ! Que deviennent alors nos existences singulières, le jeu entre l’âme et le corps, notre rapport à la matérialité brute du dehors et notre réflexion sur l’être ? À quoi bon lire ou écrire des romans ? À quoi bon vivre ou croire vivre ? Et d’où sortent donc ce temps et cet espace sans lequels nous ne ne pouvons rien concevoir, rien imaginer ? Qu’on se rassure, nous allons bientôt retrouver Sylvie Germain !

Ce qui me frappe aussi dans les deux romans que j’ai lus d’elle, c’est la facilité avec laquelle elle place ses personnages dans des situations telles que l’écriture est obligée de se faire poétique, du fait du contact soudain (et qui ne relève pas de l’analyse) avec l’être, avec quelque chose qui n’est pas une chose mais qui s’empare du personnage et à la fois l’annihile et l’exhausse. Elle écrit de May dans « Magnus :

« Et la seule «voix divine »qu’elle reconnaissait, c’était le bruit sourd du cœur des vivants quand il se fait fabuleusement sonore aux heures jubilantes de l’existence, aux heures nocturnes de l’angoise et dans les instants solaires de la jouissance »

Les guillemets de la voix divine ne sont pas seulement là pour souligner que May n’est pas croyante ; ils signalent également qu’il y a problème pour la très judéo-chrétienne qu’est Sylvie Germain. Dans les moments d’extrême bonheur ou d’extrême déréliction que connaissent si souvent tant de ses personnages, la personne est comme arrachée à elle-même, soudain envahie et niée par un feu de napalm qui l’embrase dans une sorte de cri – parfois hurlé et déchiqueté-déchiquetant, parfois chuchoté comme la mince brise que Elie perçoit sur le Mont Horeb après les vociférations – et en quoi elle disparaît. Ce cri, c’est l’équivalent du THS évoqué plus haut, bien « avant » d’être transformé en TheoS, tellement avant que c’est en dehors du temps, que c’est toujours, que c’est jamais, que cela rend impossible le passage à Dieu. Devrait le rendre impossible.

Dans ces instants (qui n’apparaissent très brefs que pour nous, étants qui même analphabètes appartenons à l’écriture et à la lecture, mais qui sommes de l’éternité), l’être nous réintègre à lui (alors que, par essence, il ne peut pas nous avoir jamais perdus) et nous n’existons pas. Mais n’existant pas, intégrés dans le tout – le tout qui est un et ne peut être morcelé, il est et c’est tout – nous sommes le tout. Cet anéantissement est aussi bien une assomption. Tout étant est l’être tout entier.

L’être est et c’est tout. Mais alors, la parole ? Mais alors, la conscience ? Mais alors la représentation de l’être comme cela qui est et c’est tout ? Sylvie Germain – au moins dans les deux livres évoqués – ne répond pas à ces questions, mais elle les pose. Et peut-être faudrait-il admettre qu’elles se posent sans réponse. M’appuyant sur ce que cette auteure propose dans ses romans, je suggère une réponse possible, lourdement hypothétique : si nous considérons l’être (formulation impossible qui implique un point de vue sur l’être !) comme l’ensemble infini des modes d’être et si nous admettons (à la manière de Spinoza ?) que parmi cette infinité de modes d’être, il y en a un, la conscience, qui exige le temps et l’espace pour persévérer dans son être, alors il est possible que la conscience – une conscience forcément unique, c’est-à-dire, l’être sur le mode de la réflexion – ne pouvant rester conscience qu’en allant de concepts en concepts, de représentations en représentations, soit contrainte d’inventer les catégories dedans/dehors, avant/après, le même/l’autre, l’un/le multiple, avec lesquelles elle crée un monde que nous appelons le monde. Monde virtuel, absoluement, mais qui est le seul possible sur ce mode d’être et que nous appelons pour cela le monde réel.

La conscience est ce monde réel et ce monde réel est la conscience, mais, en appliquant les catégories qu’elle a inventées en tant que conscience réflexive, la conscience parvient – sans cesser de persévérer dans son être au contraire ! – à se dédoubler pour s’observer.Réflexive, elle se retourne sur elle-même, sans mouvement, sans mouvement mais dans l’allant de ce qu’elle est, elle se définit comme susceptible de multiplier des hypostases. Certes, mode d’être de l’être, elle est et c’est tout, mais ce mode d’être est justement celui selon lequel la stase peut créer, sans sortir d’elle, une multitude d’hypostases par le jeu des catégories dedans/dehors, le même/l’autre, avant/après, l’un/le multiple, ou encore le réel/le virtuel. Jumeaux opposés mais confondus, ces possibles sont naturellement enclins à permettre à la conscience unique (soit, à l’être sur ce mode d’être) de se diffracter en consciences singulières. Chaque conscience singulière est avec la conscience unique dans un rapport d’hypostase à stase : elle sait, ou elle pourrait savoir, ou elle devrait savoir qu’elle est la conscience unique (la conscience unique toute entière, celle-ci ne pouvant être morcelée) et, en même temps, elle sait que sa fonction, c’est de se conduire comme si elle était indépendante, oui, singulière.

Et chaque conscience singulière, en tant qu’elle est la conscience unique, va, dans l’allant de ce qu’elle est, utiliser les catégories fondamentales pour s’inventer un dehors qui se distingue de son dedans et se confond avec lui comme le réel et le virtuel, un avant et un après qui se distinguent de son présent éternel et se confondent avec lui comme l’un et le multiple, comme le corps et l’âme. Mais aussi, chaque conscience singulière, en tant que singularité, fonctionne comme si elle était indépendante de la conscience unique, comme si elle était dotée d’un corps et d’une âme, d’un corps mortel et d’une âme immortelle, comme si elle se trouvait en face d’une matérialité brute, radicalement extérieure à elle, et aussi, bien sûr, comme si elle était seule en face des autres singularités avec qui elle veut croire entretenir des relations amicales ou inamicales ou indifférentes.

Comment « le bruit sourd du chœur des vivants » peut-il se faire entendre alors? Que sont ces « heures jubilantes de l’existence », ces « heures nocturnes de l’angoisse », ces « heures solaires de la jouissance » si les consciences singulières capables de les vivre ne sont que de vagues hypostases d’une stase qui repose sans espace et sans temps? Comme il est tentant alors – quand on ne peut plus faire semblant de croire à l’absolue indépendance de nos singularités – de se transformer la conscience unique en ce que les théologiens chrétiens appellent le « corps mystique » ! Le corps mystique : une entité qui, en effet, comme la conscience unique, rassemble en elle toutes les singularités qu’elle a créées, et qui les anime encore d’un souffle qui serait à la fois le sien et le leur, et qui attend son heure pour les réunir à nouveau en son sein. Si je résiste à cette tentation c’est que trop d’administrations religieuses se sont emparées de ce concept (car il s’agit, oui, d’un concept) pour imposer aux fidèles des différentes obédiences des légendes, des rites, des symboles, des combats qui me répugnent et surtout qui me paraissent totalement inutiles. Car sinon, ce corps mystique me convient – qui est un corps qui est une âme, qui est en chacun de nous et qui est hors de nous, qui est au début et à la fin, et en permanence au présent – une fois nettoyé des affûtiaux religieux (mais ce nettoyage est-il possible?), va pour le corps mystique !

Sylvie Germain parle d’une mémoire, d’une mémoire féminine et claudicante, d’une mémoire de peu boîtant à côté d’une autre mémoire plus hautaine sinon plus haute dont elle est le guingois, d’une mémoire à quoi il est possible de faire confiance car elle ne se laisse pas enfermer dans des images devant lesquelles il faudrait, sous peine de sanctions, se prosterner.« Elle est la mémoire dénuée de toute gloire, celle qu’on n’écrit pas, qu’on n’illustre ni ne chante ni ne dore à l’or des mythes et des légendes. Elle est la mémoire en guenilles, au ventre creux, aux yeux cernés, mais au regard émerveillant de tendresse et d’humilité. Elle est la mémoire mendiante, la mémoire souffrante, mais qui jamais ne renonce, ne trahit son passé, n’abandonne son peuple. Elle est la mémoire qui marche, qui marche, glanant et ramassant tous les déchets jetés par la mémoire belle, sélective et hautaine. Elle recueille les vies infimes, les destins minuscules des gens de rien ».

Elle est – et bien sûr sur le mode de ne l’être pas – Déborah, l’extraordinaire grand-mère de Tobie des marais. Les textes de Sylvie Germain se présentent alors, dans l’intention qui les pousse en avant, comme produits par les échos de cette mémoire. Voyez la rencontre de Deborah avec Raphael – et laissez de côté le fait que pour beaucoup de glossateurs de la Bible, le livre de Tobie aurait justement été écrit et en tout cas intégré dans la Bible, malgré les réticences, pour affirmer la « réalité » de l’ange Raphael aux côtés des anges plus orthodoxes comme Gabriel ou Michel ! :

« …Le ciel se reflétait sur la terre détrempée, les couleurs des fleurs étaient avivées. Le visiteur s’avança vers elle d’un air bienveillant et lui tendit la main. Sa poignée de main était ferme et pleine de douceur, de chaleur, elle laissait sur la peau un frisson d’eau et de soleil qui irradiait discrètement à travers tout le corps. Comme un sourire qui s’infuserait dans la chair. Deborah cligna les paupières, une image venait de filer devant ses yeux en un fugace éblouissement ; une image remontée des profondeurs de son grand âge et où se profilait une chevrette d’un blanc mousseux couchée à fleur de mer. Une chevrette voguant sur une prairie d’écume et dont les flancs diaphanes répandaient une clarté d’aube, ou de lune, sur les vagues alentour.

Le visiteur lui effleura l’épaule pour la rappeler à l’instant présent, puis il lui expliqua la raison de sa venue… »

Ce que l’auteure parvient à faire vivre dans un tel passage, c’est en chacun des protagonistes le sentiment qu’il ne s’appartient plus – il est seulement l’écho de quelque chose de très ancien et qui n’a jamais eu lieu – redoublé du sentiment que cet anéantissement est une véritable épiphanie au cours instantané de laquelle l’être a manifesté sa présence. Elle parle dans « Magnus » quand May va mourir de « l’oubli de soi dans l’étonnement » ou, quand Tobie et Raphael marchent sur la grève, de « cette mince voie du rien ». « Ils suivent en silence ce blanc chemin sinuant à ras de ciel, de lumière, à la lisière de l’océan, – cette mince voie du rien. Le soleil a disparu, le ciel déploie toute la gamme du bleu, du plus pâle au plus foncé, la mer se retire toujours plus loin, et une sensation de vide croît à mesure en Tobie. En lui aussi s’opère un grand reflux… » La croissance en soi d’un vide qui vous comble. La manifestation de l’être, son épiphanie, est aussi bien la naissance d’une singularité autour de laquelle le monde, un instant, se concentre, lui conférant une force qui nous fait dire qu’elle existe, alors qu’en fait cette force vient au contraire de son inexistence, on dirait au cœur de l’être si l’être pouvait avoir un cœur.

Oui, les personnages de Sylvie Germain inexistent en ce sens qu’en suivant par la lecture l’écriture qui les invente, on comprend qu’ils ne se détachent pas sur un arrière-plan que dessinerait l’être mais qu’ils y sont fondus sans aucun relief, sauf qu’à certains instants d’éclair, ils sont comme ex-pulsés de l’être (c’est une image, et elle est inappropriée, mais aucune image ne peut être appropriée) et jetés dans le récit lors de fulgurances ou au contraire d’effacements au cours desquels alors ils ex-istent. Mais ce n’est pas au contraire, car fulgurances et effacements (Philippe Jaccottet : « que l’effacement soit ma façon de resplendir ! ») sont les unes et les autres occasions (le fameux THS!) pour les personnages de Sylvie Germain d’accéder à l’inexistence, qui est sans doute l’autre nom de l’ex-istence à l’état naissant.

Je rapproche arbitrairement un passage de Magnus et un autre de Tobie des marais, mais ce n’est pas arbitrairement car cet ex-istence à l’état naissant, cette inexistence, y apparaît clairement, dans des occasions apparemment opposées.

Dans « Magnus » :

« À force de se concentrer sur ce mystère qui sommeille au fond de lui, il lui donne de la vigueur. Parfois il le sent frissonner dans sa chair, diffusant alors sous la peau des sensations fugaces dont il ne saurait dire si elles sont pénibles ou agréables. Cela se produit toujours à l’improviste, mais il a vite remarqué que ces fulgurations clandestines, pareilles à des giboulées d’aiguilles de feu éclatant au-dedans de son corps pour filer à toute allure le long de ses nerfs, de ses veines, de sa colonne vertébrale, surgissent à certaines occasions : quand flamboient des couleurs intenses et stridentes – ainsi le rouge et le jaune francs d’un feu prenant soudain force en vrombissant dans le poêle, un soleil de midi aveuglant, un crépuscule bariolé à outrance d’orange et de rouge vifs, la fêlure gigantesque d’un éclair safran sur le bleu foncé du ciel. Une fois, devant une telle irruption de lueurs incandescentes, il a ressenti une excitation qui est allée en crescendo jusqu’à s’épanouir en séisme au plus intime de son corps… »

Dans « Tobie des Marais »

« Elle ferme les yeux, respire profondément l’odeur puissante répandue par la marée basse. Elle s’imprègne de l’odeur de l’estuaire et de ses eaux mêlées, celle de la vase, de la matière primordiale; elle accueille dans sa chair l’odeur amer et vive de cette bouche de terre s’ouvrant sur l’océan, de cette bouche aux lèvres limoneuses brûlée d’histoire et de passions humaines, assoiffée d’espace, de grand large, de cette bouche ourlée de vignes, de vergers, de jardins, de forêts, et qui, tout en chantant la splendeur, la bonté, la prodigalité de la terre nourricière, crie en silence vers l’infini, vers autre et plus qu’elle-même… Elle dénoue ses bras, s’allonge sur les algues.

Elle retient son souffle pour mieux entendre celui du soir et de l’estuaire. Lentement, sa respiration s’apaise, se met au diapason de celle des éléments… Ou encore apostrophe marquant l’ellision de tout autre signe,la lune – apostrophe absolue greffée sur le ciel nu et lisse, invitant au silence, à une attente indéfinie, à la patience… »

*

L’avènement de ces personnages, qui prennent vie à travers les explosions enchantées et maléfiques des flammes ou sur les vasières d’un estuaire, est d’ailleurs capable de trancher de biais la vision installée de l’Histoire, que ce soit pour la conforter (« Mais le vent du Reich charriait tant de cendres humaines qu’il pesait d’un poids énorme sur le pays en ruines, chape de puanteurs qui obstruait le ciel et suffoquait la terre. Dans le ciel du Reich effondré s’étendait un immense cimetière, invisible mais palpable, car suiffeux à outrance. Et dans ce ciel cinéraire flottaient tous les membres de la famille de Hannelore Schmalker, née Storm… ») ou pour la réorienter définitivement dans une formule elle aussi fulgurante (« Le flambeau de la Liberté se dressait, tel un gigantesque poignard, dans le ciel bleu lavande, le bras levé de la statue s’interposait entre la mer et le soleil, entre le bateau et la ville et pourfendait l’espoir »).

(Ajouté le 23 octobre) Mais que ce soit pour l’assumer ou pour la rectifier, l’Histoire est considérée sur le mode épique par Sylvie Germain – au moins dans ses deux romans – comme si un souffle éternel (celui de la Bible) l’animait et la transformait en force tellurique capable d’entraîner des cataclysmes pour les mortels. Embrigadés sous l’uniforme (comme Franz et Georg, les oncles héroïques de Magnus) ou embarqués sur les paquebots transatlantiques (comme Deborah, son frère et sa mère, faisant route vers America) ou rameutés par trains entiers (comme ces Polonais ou Roumains plus ou moins juifs venant travailler dans les briqueteries du Marais Poitevin ou comme les déportés affluant vers les fours crématoires) sous prétexte de servir de gigantesques symboles inhumains – la Patrie, le Peuple, le Travail, la Révolution, la Liberté… – les mortels sont comme Elie sur le Mont Horeb quand il est assailli par des forces cosmiques où il croit un moment entendre enfin Yaweh. Ils y sont écrasés et ne peuvent survivre qu’en se faisant tout petits, à peine visibles.

Décrivant par ses textes les lourdes volutes de ce souffle, avec une certaine fascination qui transparaît à travers colère et dégoût, Sylvie Germain se situe (et ses personnages aussi) exactement là où YHWH n’est pas encore YaHWeH, là où THS n’est pas encore TheoS, mais va le devenir et, le devenant, fossiliser le sacré en religion. Et, le devenant, libérer (c’est-à-dire rendre possible, rendre plausible) cette Histoire à majuscules et à godillots, pesant sur les humains qui y succombent et la révèrent. Mais, en même temps, Sylvie Germain semble savoir qu’un autre possible s’ouvre à chaque fois. Un possible qui n’a rien d’historique, lui, même s’il peut être du travail des historiens de le faire apparaître par les travers de l’Histoire. Un possible qui serait à l’Histoire ce qu’est la mémoire mineure à la mémoire hautaine, ce qu’est au langage sa respiration quand il se tait ou avant qu’il parle. Un possible qui demanderaient aux consciences singulières de ne pas oublier qu’elles ne sont pas indépendantes, qu’elles n’ont pas à se rassembler sous des bannières historiques, qu’elles ne sont que des hypostases de la conscience unique et qu’elles n’ont pas à se dresser les unes contres autres au nom de ce qui est proclamé par ces bannières.

À mes yeux (et au vu du peu que je connais de Sylvie Germain), cet écrivain parvient à donner du relief à la voix minuscule, parfois en passant justement par la description de la voix et de ses effets sur celui qui l’entend (le baryton du « père » de Franz-Georg dans « Magnus »), plus souvent en employant des notations de couleurs plus ou moins fondues les unes dans les autres comme dans maints passages déjà cités ci-dessus. Et c’est vrai qu’en lisant Sylvie Germain, on apprend à (ou on se souvient qu’on a appris à) écouter la langue là où elle se tait, malgré tintamarres et tumultes de l’héroïsme épique.

« Écrire, c’est descendre dans la fosse du souffleur pour apprendre à écouter la langue respirer là où elle se tait, entre les mots, autour des mots, parfois au cœur des mots. »(Sylvie Germain : Magnus)

Voir aussi Glane 2

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