J’ai déjà eu l’occasion (ici) de noter ma surprise (et mon émotion) quand je me suis aperçu qu’un texte écrit il y a près d’un demi-siècle l’était par le biais d’une écriture que je reconnais comme mienne, encore. Avec juste ce qu’il faut de distance et d’étrangeté pour que le temps fasse, en souriant, sentir qu’il est vue de l’esprit, mais indispensable. Or, il se trouve que j’ai retrouvé dernièrement un long poème, sans doute à peine moins ancien, fort différent du texte que je viens d’évoquer, et qui produit en moi un effet semblable.


Antigone de la Méditerranée



Sommeil aux seins dressés
tu traverses le ciel et nul
n’est plus nu que le bruit de tes ailes
épaisseur aérienne
sables fauves et pas liquides sur les sables
danses des pavots sous
les orangeraies en feu

je te regarde vivre écartelée
pivoine
aux nerfs de braise dans le plus rouge des sommeils
à travers le ciel le plus bleu
que je puisse entrevoir
foison des plaintes des silences
ardente
mauve
secrète
inavouée
criante
bleue de flamme presque mauve
paroxysme endormi

je te regarde vivre écartelée traverser le ciel
enfiévrer les ardents les éteindre
mourir de ne savoir pas vivre
mourir de trop savoir


sommeil tu es sommeil
aux seins dressés
tu traverses le ciel nue sous les paumes amantes
épaisse et fauve parmi les sables le crépuscule
orangeraies pavées de feu
foisons écartelées


du plus profond du désir à sa surface
tu inventes le feu
tu inventes le clair
buissonnement d’étoiles
tu inventes le bleu et
l’aine aux baisers brasille
s’enfièvre le safran
tu te retrouves seule
il est très loin
je suis très loin
et nul n’est plus nu que le bruit de tes ailes.

Tu moissonnes les comètes
et nul n’est plus fauve que le pas des pavots le soir
quand les oiseaux de cire tombent du soleil
et l’emportent
sur l’acier trempé de tes cuisses refermées
et nul
n’est plus bleu
que l’envers de tes cuisses


tu inventas le feu
tu inventas l’eau
claire
tu inventas le bleu et le safran des paumes entrouvertes
et les lèvres à goût d’oranges mandarines
et le poivre et les miels du sexe si l’appel se noue


tu moissonnes les comètes
semant de roux le sel
et les garances du crépuscule
tu te retrouves seule
il est très loin je suis très loin
il est très loin
tu te retrouves seule
et nul n’est plus nu que l’envol de tes seins vers le nid de ses lèvres


je te dirai désirante
désirable
oronge de plein ciel quand le ciel
ouvre large
sa parenthèse de plaisir et de haine

tu allais le sein vierge
l’aine offerte
aux papillons de mai
et des noms très classiques
humanistes humanistes
en perdaient la cravate à te sentir venant
Brindisi le Pirée
la Grèce de Tarente
Delphes
mais où est l’Apollon des chênes verts
prenaient saveur à ton désir
ni l’écume de sueur aux aisselles des touristes
ni la foudre
blanche arrachée à ses cuivres
ni l’avenir
n’y pouvaient rien.

Tu perdais la mémoire
tu jetais le présent à la face des dieux et les dieux
descendaient
les mains allégoriques
le sexe haut
le verbe modeste
tu baptisais d’adolescence de longs garçons bruns
dont le sang
par trop rouge
s’épaississait de vert
des marins de tergal arrondissaient la jambe
quand tu passais souveraine jeune fille
ils en perdaient l’alpha et l’oméga
des lesbiennes en deuil – ce sont les plus cruelles -
t’imaginaient encore sur les murs de Thèbes
et tu passais déjà
ton espace ton temps
à regarder partir parmi les aubes, hellènes bien sûr,
les flottes d’Alcibiade bondées de testicules
tandis que châtrés
les Hermès
cherchaient leur second souffle
et c’étaient des citrons à n’en jamais finir
si tu levais les yeux sur leurs lèvres attiques
attiques


de Paphos à Mycènes il n’est chemin de ronde
qui ne t’aie ouvert ses armoises de plein ciel
de Paphos à Mycènes
par je ne sais quelle île blanche pavée de voiles noires
On attendait la suite
elle ne venait jamais
Pasiphaé se faisait les seins lourds
tu te retrouvais seule


je te dirai désirante
désirable
oronge de plein ciel si le ciel ouvert large
s’entreparenthèse de plaisir et de haine

ou
plus loin
ailleurs
la plage on l’imagine
telle un sexe de femme
sous le soleil roi
conque de feu d’où partent les barques bleues
par les pinèdes assouvies inassoupie une flûte
se tait
le calcaire est trop blanc pour rompre le silence
qu’elle caresse
Mais les Abencérages ont quitté le navire
et c’est un peu leurs voix le silence de craie


on attend les voyelles elles ne viendront pas.

Folle de toi la sierra
se donne à la poussière retient
son regard de s’accrocher aux branches
qu’elle caresse les oranges une à une
renoncent au soleil


tu es le sable sous tes cuisses
l’élan de la mer vers l’espoir du sable
deux seins se murmurent des rêves
où il serait questions de caresses andalouses
andalouses
venues de nulle part cueillir la saxifrage
une flûte se tait, éternelle crayeuse
tes cuisses réinventent un midi de toujours
une espèce de pivoine
éclatée
le feulement bronzé de muscles incessants
une cloche a tinté
il ne reste que l’air
les barques sont parties
le regret se fait doux
les caresses reviennent
en songe
d’oranges nues
découvertes
admirées
la marée basse
la marée basse
les horloges de la mer s’embrassent sur la bouche.

Je te dirai désirante désirable
oronge de plein ciel quand le ciel large ouvert
s’entreparenthèse de plaisir et de haine
ou plus près ailleurs encore
les sept colonnes du plaisir
jeté en pleine mer une mer d’ocre
roussie par on ne sait quelle honte
piliers de feu où le soleil prend naissance
la roche fond
les lèvres
pardonnent
l’horizon ne soutient plus le regard d’Antigone
si la gorge libre le ventre plat
tu laisses l’eau des terres se glacer contre l’aube
aube toi-même
d’un jour qui jamais ne se lève


Antigone de toujours éprise d’éternel


je te dirai désirante désirable
oronge de plein ciel si le ciel large ouvert
s’entreparenthèse de plaisir et de haine
le ciel est blanc
le ciel est blanc
le calcaire aussi
toute pivoine
est un miroir où le feu est fait glace
les paraphes de l’aigle
absent
désignent l’horizon
les hommes leurs femmes détournent le regard
ramassent les petits sous les châles de deuil
désignent l’horizon
des griffures d’asphalte rouge
à pleine craie
désignent l’horizon
poussière
poussière plate des cavaliers morts.

Je te dirai qui peut te dire
et comment
tu inventes le feu
tu inventes
tu inventes l’eau claire
tu inventes le bleu
je ne sais pas
tu moissonnes les comètes
et la poussière des cavaliers morts
tu es l’aigle absent
absence de toutes les absences
tu es désirante désirable d’un pays où les mots
les cris
dans le silence
le silence à la naissance du cri
les mots n’ont plus le vent pour les porter
la Méditerranée à petits gestes
découvre les étiages du sens
ce sont des plages où jamais
ne poseront le pied les Abencérages
perdus les Abencérages rêvés
qui jamais n’existèrent
qui jamais n’existèrent
qui jamais n’existèrent.

*

Mais, hélas ! au lieu du son des anafins, du bruit des trompettes et des chants d’amour, un silence profond régnait autour d’Aben-Hamet. Cette ville muette avait changé d’habitants, et les vainqueurs reposaient sur la couche des vaincus. Ils dorment donc, ces fiers Espagnols, s’écriait le jeune Maure indigné, sous ces toits dont ils ont exilé mes aïeux ! Et moi, Abencerage, je veille inconnu, solitaire, délaissé, à la porte du palais de mes pères !

Chateaubriand
Le dernier des Abencérages.

Une réponse à “Antigone de la Méditerranée”
  1. lookingformartin dit :

    Se reconnaître un demi-siècle plus tard et en être ému… c’est rassurant et… émouvant bien sûr. Je reconnais bien l’auteur que je ne connaissais pas au moment où il écrivait ce poème… c’est émouvant aussi…

  2.  
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