Une poésie jeté(e) dans les vendanges et

bousculé(e) d’azur

ou encore : de l’inexistence (31)

Ce texte (évidemment fort long, bien qu’il soit incomplet) sera repris dans une publication collective à venir consacrée à Colette Gibelin. Cette auteure n’est plus du tout une inconnue pour les réseaux de la poésie. Elle relèverait de ce que Jean-Michel Maulpoix suggère de penser comme un « lyrisme critique ». Pour ma part, il m’arrive de souhaiter – quand j’ai envie de croire à la possibilité d’une histoire des écritures depuis la deuxième moitié du siècle XIX – que soit noté, daté et illustré le réajustement qui s’opère peut-être depuis un demi-siècle vers le sujet, le lyrisme, le figuratif, bref vers tout ce qui a été vilipendé (et avec d’excellents arguments) par trois ou quatre générations de créateurs. Ce serait sans doute un moyen de saisir plus qu’intuitivement « l’extrême contemporain » que j’entrevois dans l’oeuvre de Colette Gibelin.

Ce rythme qui te martèle
Entends-le dans ta peau, dans ton ventre
Il jaillit, houle d’être
Il saisit la moindre occasion
pour sortir au grand jour
de la parole triomphante*(1)

Cette strophe est extraite de La grande voix lointaine publié en 2011 par les éditions Tipaza. Le poème est récent et semble confirmer – pour qui s’obstine à vouloir inventer une histoire de l’œuvre déjà longue de Colette Gibelin – une évolution qu’il est, à vrai dire, possible de deviner dès son premier ouvrage, paru il y a plus d’un demi-siècle. Énoncée sans nuances, cette histoire pourrait être dite le passage d’un lyrisme expressionniste à un lyrisme que j’appelle, avec les pincettes d’usage, ontologique. Donc Un si long parcours. Et pourtant, il s’agit ici, de défendre par hypothèse l’idée qu’il n’y a pas de parcours, sinon l’impression – parfois très présente – d’un cheminement obstiné parmi les fluctuations.

M’appuyant sur cette impression, je vais parler de moments, comme successifs, mais ce ne sont pas des moments au sens chronologique ; ce sont des moments au sens logique et cinétique du terme : un certain rapport de forces qui induit logiquement – sans avoir besoin pour cela du temps et de l’espace – la possibilité d’un différentiel de mouvement qui s’inscrirait alors sur l’espace, à l’aide du temps.

Dans un premier moment, la poésie de Colette Gibelin semble habitée d’une véhémence qui la déchire et qui émane de sa réaction personnelle à des événements de la vie. Ces événements, parfois désignés clairement, parfois de façon plus masquée, peuvent advenir calmement ( et ce sont souvent des pauses ou des promenades dans la nature, pas forcément méditerranéenne) mais ils ont le plus souvent un surgissement tragique, comme une rupture passionnelle, un lynchage dans le Casablanca colonialiste et surtout, bien sûr, un deuil épouvantable ou les mille preuves que le monde n’en est pas à une saloperie près.

Les poèmes de Colette Gibelin, à la manière du tableau célèbre de Munch, crient et demandent en même temps de quel cri ils sont ainsi traversé(s). Les couleurs s’étalent, mais explosent. Le paroxysme seul convient à cette première personne du singulier qui s’interpelle dans un vocatif qui mêle «tu», «il», «elle», «nous» et même «on». «(U)ne force qui va» convoque, un par un, les quatre éléments comme s’ils la crucifiaient. Le bonheur enrage comme le poète devant l’obstination de l’alexandrin*(2) qui se présente si facilement et qu’il faut alors briser.

Quand, après un silence d’un quart de siècle, les publications reprennent, de plus en plus ou presque serrées, impossible de croire à un apaisement. Le premier moment continue. Ou plus exactement, est là, est toujours là.

Et nous voici
encore une fois
jetés dans les vendanges et bousculés d’azur,
célébrant la beauté du monde*(3)

La vénéneuse beauté du monde. Car ce moment expressionniste du lyrisme de Colette Gibelin ne disparaît pas, même pour s’y fondre, dans un second moment qui lui succéderait selon une scansion qu’on pourrait dater. Non, s’il y a eu bien des ruptures qu’on pourrait dire matérielles dans sa vie, si ces événements ont marqué sa poésie de leurs parfums, de leurs ombres, de quelques tessons sur le sable mouillé, leurs restes ne permettent pas d’affirmer qu’avant ceci ou après cela le lyrisme de Colette Gibelin a changé d’ampleur. Il a toujours changé d’ampleur. Il change toujours d’ampleur et le temps ne fait rien en l’affaire.

Il y a toujours eu un second moment du lyrisme de Colette Gibelin.


« J’ai rêvé d’une vie profonde, intense comme l’éclair. Lourde parfois et pénible à porter, mais plus riche, mais plus vraie que le lent déroulement monotone des jours qui suffit à trop de gens. Tout mon être se révolte contre la banalité de ces existences sans ferveur et sans merveilleux. Mais je rejoindrai ceux qui résistent et nous l’emporterons… Je cherche le soleil, je cherche l’humanité fraternelle. Je n’enterrerai pas mes rêves de jeunesse. Je veux une vie libre et pure, ouverte à l’inconnu et sans préjugés, une vie de ferveur, qui se renouvelle et se crée sans cesse. Je hais la stabilité, l’immobilité sombre. Je hais la mesquinerie, je hais la sécheresse de cœur… Je lance mon appel à tous ceux qui ont saisi l’infini dans la poussière des chemins…. »


Ce texte a été publié en 1956, en introduction pour « Appel »*(4) le premier recueil. Sans doute a-t-il été écrit en 1955 ou même 1954 par une gamine de dix-huit ans, comme on était gamine de 18 ans quand on appartenait à la partie intellectuelle de la population européenne dans le Maroc des derniers mois du protectorat français et qu’on s’apprêtait au Lycée Fénelon à préparer et réussir le concours d’entrée à l’ENS de Sévres. Ce sont d’ailleurs, semble-t-il, les encouragements du professeur de khâgne qui la décidèrent de tenter la publication. Plus d’un demi-siècle plus tard, on imaginera facilement qu’il avait su apercevoir à la fois la sincérité de la gamine – une sincérité khâgneuse sachant se dérober à son propre regard – et son enracinement passionné dans la poésie française la plus lyrique : Victor Hugo, Leconte de Lisle, Hérédia, mais aussi Baudelaire,Rimbaud et bientôt Eluard et même, mais il s’agit du Cimetière Marin, Paul Valéry. Le vent se lève, il faut tenter de vivre

Nous connaissons tous l’expression ici & maintenant, sorte de syntagme figé censé lier un instant et un lieu qui – d’être ainsi noués ensemble – renvoient à un mode d’être dont il nous arrive de rêver. Un mode d’être qui serait comme au delà ou en deçà du temps et de l’espace. Pas plus que le lieu n’est une fraction de l’espace, l’instant n’est une fraction du temps. Pas plus que le lieu n’est le résultat d’un fractionnement de l’étendue, l’instant ne provient d’un fractionnement de quelque durée que ce soit. Essayez donc ! Vous ne parviendrez pas à situer où est ici, ni à mesurer la date exacte de maintenant, ni surtout à évaluer & qui est beaucoup plus qu’une copule, une esperluette ! Un aperçu fugitif que nous ne sommes plus dans le concept. Nous ne sommes plus dans quoi que ce soit. Nous sommes, et c’est tout. Nous sommes et c’est le Tout. La majuscule est-elle bien nécessaire ? Que se passe-t-il donc ?

Ou plutôt, car notre saisissement est encore muet, que s’est-il donc passé ? Il ne s’est rien passé. Le souffle de l’aile du papillon ne fait pas plus frémir la surface du delta aux lotus qu’il ne déclenche les cataclysmes du Niňo. Le vaste monde reste le vaste monde. Et moi, là dedans ? Presque rien, c’est vrai, avec quand même comme le souvenir d’avoir entrevu que le vaste monde n’est rien, lui non plus, rien sauf quand un autre presque rien – tiens! c’est moi en l’occurrence – se confond avec lui et comme à son état naissant. À l’aube, ce qui naît cherche son nom, oui, Ocatavio Paz, et parfois le trouve ici & maintenant encore disloqué sur l’envers des paroles. Il faut oser le traduire sur leur endroit loquace, il faut oser le trahir. Car, il a plus d’un tour dans son sac, l’état naissant du monde, dans son sac à mots, surtout s’il est le sac du poète. Et quand il se trouve que c’est Colette Gibelin qui en tire – au hasard choisi par elle- ces mots de poème, alors – si d’infimes et innombrables conditions se réunissent – ici & maintenant fuse.

Tout est présent
A jamais présent
Désordre et altitude
L’instant brûle
Il n’a ni commencement ni fin
Il éblouit

Qu’on y songe : l’instant brûle, c’est le feu à son vif, c’est la foudre bien sûr, et c’est la source qui jaillit, et c’est le galet qui n’en finit pas de voler au dessus des torrents, le sel sur les blessures, la lumière aiguë des citrons, une ligne de crête, l’éternité qui se brise en éclats de silence et le vent fait vibrer l’impossible, un éclat d’hibiscus. Chacun de nous est poète. Colette Gibelin nous le rappelle. Chacun de nous vaque à ses occupations quotidiennes, le corps et ses palpeurs sensoriels occupés seulement à n’enregistrer de façon automatique (pré-formatée) que des sensations bien cataloguées – chaque sens bien séparé des autres, comme il se doit pour sembler vivre – la pensée occupée seulement à son train incessant d’idées toutes faites , parfois difficiles à suivre de concepts en concepts, souvent très lâche entre n’importe quoi et n’importe comment, chacun de nous fait de la prose – qu’il s’en rende compte ou non – et soudain, feu follet par les travers de chacun, l’instant est ici, ici & maintenant. Chacun de nous est poète.

Soudain, tu t’anéantis, et le temps et l’espace. Zoom extrême qui explose les traces, l’intense les foudroie et celui qui les suit. Jouir absolu, souffrance exquise que personne ne choisit. L’être te reprend : tu n’es plus personne, tu ne le seras jamais, tu ne l’as jamais été, tu es le tout. Tu es l’être. Et cela ne dure pas. Et cela n’a même pas (pas encore) le dur désir de durer. L’instant n’a pas à durer. Il est en dehors du temps, on te dit. Dans sa deuxième promenade, le Rêveur Solitaire renversé par un grand chien fou meurt. Il meurt à ce monde qu’il n’aime pas. Quel délice ! Et le voilà, allégé, qui emplit de sa légère existence le monde qui renaît. Ave Caesar, qui naturi te salutant ! Le monde à son aube. Le monde définitivement dans son infinitif futur. Il est de l’être de l’être d’avoir indéfiniment à naître. L’instant, c’est indéfiniment et définitivement, le premier matin du monde. La ferveur saisit celle qui s’en rend compte.

Et qui veut en rendre compte. Aspiration douloureuse où infusent les regrets, les remords, les mélancolies, les nostalgies de la belle âme. Et ses exultations. Et ses jubilations. Jésus ! Que ma souffrance suave, qui est aussi bien ma joie, demeure ! Que l’instant dure ! Que ce cri par lequel traversée j’ai ressenti mortellement qu’il faut le traduire, que ce cri, même trahi, même transcrit en langue vernaculaire, demeure ! Ô, faire flamber les mots / embraser l’âme d’un geste de papier/ je le pourrais/ mais il faudrait ne pas se laisser happer par le silence/ Oui, en dépit de l’ironie hégélienne ou des moues de Monsieur Teste, m’abandonner à la grande voix lointaine, comme venue des profondeurs (alors qu’elle est surface et, se retournant sur elle-même, qu’elle crée toute profondeur possible), comme amplifiée par la distance et l’âge ( lors même qu’elle délimite l’espace et le temps), comme issue de mes entrailles, alors qu’elle ne vient pas, qu’elle ne sort pas, qu’elle a toujours parlé depuis l’éternité jusqu’à l’éternité.

La grande voix lointaine qui sur elle-même nous fait dire qu’elle est

La voix des marées noires
et des fanges intimes

ne me regarde pas
Je suis l’ombre et le mal
je disperse,
diarrhées verbales,
émotions fabriquées
sur le brouillard de nos écrans


Car elle sait, depuis toujours, emprunter sans s’y perdre les autostrades du sentimental et de l’émotionnel, parvenant à placer sur le même plan une crise de foie et l’épiphanie des morts. Oui, la voix des ferveurs, toujours et nécessairement, porte paroles de doutes. Alors, le poète Et toi, n’osant bouger pour ne pas déranger/ cette splendeur fugace/ nous dit voir peut-être l’absence, l’aimantation du vide, l’errance, la brûlure (la brûlure n’est pas la ferveur), la désillusion…

Et ta ferveur, poète, est doute. Forcément. Indubitablement, tu auras à passer de l’envers disloqué des paroles écrites ou prononcées dans l’impulsion de l’instant à leur endroit loquace, trop loquace, et qui te semblera quasiment bavard. Non, tu n’es pas entre doute et ferveur, tu es à la fois, dans l’instant, dans le doute & la ferveur que j’entends comme un syntagme figé, ici & maintenant. Et ne me réponds pas que je réduis l’oxymore au travail de l’ouvrier en écriture poétique. Que tu ne parviennes pas à te satisfaire des paroles sélectionnées, que tu les estimes indignes de leur jaillir, ce n’est pas seulement conscience professionnelle, c’est encore et toujours la grande voix lointaine qui dessine pour toi – mais à grands lavis colorés – ce que dit la bouche d’ombre.

Tout le monde est poète. Mais l’écriture est le seul poète, même analphabète. Et l’écriture renâcle toujours à obéir à ce qui la pousse en avant. Elle sait, l’écriture, même analphabète, que d’être contrainte à passer par les médiations du temps et de l’espace lui interdit d’espérer atteindre ce vers quoi elle est poussée en avant. Et du même savoir, elle sait qu’elle n’a ni à espérer, ni à se désespérer, ni à vouloir atteindre, ni à ne pas vouloir atteindre, puisqu’elle y est déjà, puisqu’elle y a toujours été aussi bien que jamais, puisque toujours et jamais se confondent sans se fondre, puisqu’il n’y a pas de direction à l’intérieur d’un point, puisque un point est si infini qu’il n’a ni intérieur ni extérieur. Et oui, même analphabète, c’est-à-dire contrainte à la parole ou à la musique ou à quelque art plastique que ce soit, ou au silence, l’écriture ne peut ignorer qu’elle ne superposera jamais quoi que ce soit à l’être, alors même qu’il lui semble évident qu’elle est là pour ça.

Alors, oui, le poème balance (mais ici & maintenant): ferveur ou doute ? Ferveur, bien sûr, ferveur avec Colette Gibelin, si l’être-là de l’être, dans le premier matin du monde, fait se lever les images, peut-être la grande image primordiale de la Primavera : de l’océan du déluge, de ses rouleaux d’écume, Aphrodite naît, à chaque instant, le triomphe modeste, invite audacieuse à suivre à pas de pénombre le goût du sel aux naseaux d’une jument fragile. Tout est possible alors, puisque le vent se lève.


Et nous voici
encore une fois
jetés dans les vendanges et bousculés d’azur,
célébrant la beauté du monde


Je me répète bien sûr, puisque j’écris, mais je ne me répète pas puisque écrire l’instant c’est (c’est presque) l’inventer. Ne songe pas à des demains de sables incertains/ Tout est là,/ dans le cri des mouettes/ La plage est vaste/ On y sent le varech/ On y entend la musique des sphères/ au creux des coquillages/ Si l’on veut à toute force trouver une évolution dans cette œuvre, c’est peut-être ici qu’il faut chercher : je note, je crois, comme un glissement à partir d’une nature évidemment méditerranéenne (pas forcément paroxysmique, mais souvent) vers une nature plus tempérée, mieux apaisée, parfois apaisante, parfois aussi Le vent qui bien sûr tout emporte /vire la feuille vive avec la feuille morte/ tellement automnale qu’on en oublie qu’elle peut être printanière. Sans doute, lisant Colette Gibelin dans ses derniers recueils, est-on sensible à cet infléchissement vers la mélancolie et le rapporte-t-on alors au doute, mais dans ce cas, il me semble qu’il ne faut pas oublier que cette tristesse d’apparence sereine s’accompagne dans le poème d’un retour à l’image primordiale.

Une superbe image s’est imposée à toi, encore plus merveilleuse d’être rapportée à celle de la naissance d’Aphrodite dans l’écume sur la plage.

Si la mort est au bout du chemin,
qu’elle soit l’estuaire
où la rivière abandonne ses boues
pour entrer, nue, dans l’océan

J’oserai penser, un instant, que c’est la même femme (qui pourrait être un homme), et dans le même et unique Printemps (la Primavera de Botticelli), celle qui entre et ne cesse d’entrer, nue et de dos, dans l’océan et celle qui jaillit, et ne cesse de jaillir de l’écume, nue et de face, même si légèrement vrillée. Dans un oxymore permanent, l’entrée dans l’océan et l’épiphanie à partir de l’océan se répètent sans cesse en un premier matin du monde. Il n’y a pas d’entre deux. C’est la nature, comme par un infinitif futur, le monde est destiné, éternellement, à naître.. Le poème n’a pas son pareil, surtout s’il passe par toi, pour faire être l’avènement, pour le faire advenir neuf, vif.

Et le doute, alors ? L’avènement est le clair. Mais le clair a besoin pour paraître de s’ourler de sombre. Le clair, nous ne le percevons que dans les contre-jours, par les cent mille pertuis de la nuit, buissonnement d’étoiles et de doutes. Et c’est vrai, nous le savons, la science nous le répète tellement, ces lumières stellaires sont choses mortes depuis longtemps et c’est pourquoi la joie qui exulte et nous exalte retombe parfois dans l’élégie, si nous acceptons d’en prendre, prosaïquement, conscience. Alors, le travail professionnel de l’écrivant (rature, efface, chiffonne) perd sa sincérité (et s’en aperçoit!), besogne et se met à philosopher sur le temps comme il passe, sur l’espace aux mille pièges : ça y est, Aphrodite se fripe et piétine les algues bleues sur la plage. Tout le monde est poète et refuse de le rester. D’ailleurs, le rester serait sans doute disparaître, repris dans l’opaque.

Seulement, le poème de Colette Gibelin – même quand Sysiphe renonce, même quand fond la cire des ailes d’Icare – comporte dans l’allant même de son moment élégiaque, je dirais au plus près de l’accablement, une capacité d’appel qui laisse à la fin du texte un suspens, la possibilité d’un rebond

L’aube n’est pas l’envol,
ni l’éveil
Elle est errance et brûlure
Désillusion
L’aube, je ne veux pas la dire

Non : ce n’est pas fini ! Certes, à une première lecture, on accepterait que le poème s’achève sur une chute qui serait comme une citation de Federico Garcia Lorca, l’ultime coup de corne dans le vide, mais qui tend l’oreille perçoit (par des cheminements dont on ne voit l’existence qu’après les avoir empruntés : écho d’autres poèmes, réitération des e muets qui ne le sont qu’incomplètement, cette musique entre les b et les v, l’aube et la brûlure, l’envol et l’éveil) que ce n’est pas fini :

L’aube, je ne veux pas la dire
Et pourtant je pourrais, je pourrais
Mais il faudrait ne pas se laisser traverser
par le silence des étoiles
Et surtout,
il faudrait apprivoiser la foudre,
patiemment,
dans l’espoir insensé
que toute parole recommence le monde

Cette fois, le poème accepte de s’achever. Sans point final, bien sûr. Et sur une voyelle muette, bien sûr. L’aube est bien l’envol et l’éveil. Et si, victime de son lyrisme élégiaque et du rythme qui l’habite, le poème de Colette Gibelin écrit insensé et fait comprendre insane, c’est que l’espoir fou demeure un appel au sens.

Oui, ce lyrisme – qui exulte dans la beauté du monde et ne peut oublier sa jubilation – parvient aussi à en percevoir le venin (encore une fois, la vénéneuse beauté du monde) et, en ce sens, c’est un lyrisme critique, habile à saisir spontanément l’extrême pointe de l’instant où et quand l’espace se réduit à un point, le temps à moins que rien, ici & maintenant, l’intense anéantit poème et poète et aussi bien les projette là où ils n’ont jamais cessé d’être, là où on ne cesse jamais d’être : tout le monde est poète, on vous dit. Tout le monde est poème.

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